Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La fille de la jungle
ou
la critique de la raison pure
Film sociophilosophique
Mon excellent ami Sándor Hunyady[1] m’a signalé ceci mardi : écoute, tu
dois aller voir ce film[2], il est magnifique, il m’a beaucoup plu.
Bien que je ne coure pas après les films de jungle,
devenus trop maniérés ces dernières années, les lions, les tigres, les
éléphants et les serpents, personnages de ce genre de production, ont acquis
trop d’expérience et de routine, ils regardent droit dans la caméra, les larmes
aux yeux comme Greta Garbo, comme s’ils avaient appris leur regard démoniaque
directement des vamps de Hollywood – mais j’aime aussi écouter les conseils des
bons instincts et je suis allé voir La
Fille de la Jungle. À présent
j’exprime ma gratitude à Sándor, le film est vraiment magnifique, et j’aimerais
développer qu’il est encore meilleur que ce pourquoi il m’a plu, car…
Il m’a plu parce qu’il est intéressant et
émouvant. Le natif de la jungle devenu mendiant est dévoré par les fauves, sa
petite fille de dix ans reste orpheline et grandira en compagnie d’un tigre et
d’un orang-outang qui défendront sa grotte contre les autres fauves, mais pour
le reste, la petite devenue une jeune fille splendide vivra une vie de
Robinson. C’est alors qu’arrivera dans la jungle – alors, qui ? – un beau
et enthousiaste jeune Anglais que « le tigre rieur » entraîne dans la
jungle. Il découvre la jeune fille et sa grotte, les deux jeunes auront un coup
– de quoi ? - de foudre. Elle suit le jeune homme, les Anglais
chevaleresques prendront sous leur protection elle et ses amis, le tigre et le
singe. Toutefois ceci déplaît à l’équipe d’indigènes au service de
l’expédition, ils accusent la fille, leur sœur de tribu, de sorcellerie, et ils
accusent de même ses deux frères de lait, les animaux, que leur flair politique
soupçonne dans cette relation d’une orientation proche de l’hégémonie
impérialiste anglaise. Ce soupçon devient certitude lorsque les Anglais
refusent de leur livrer la jeune fille. Les indigènes attaquent l’expédition
ils ligotent tout le monde contre des arbres, ils condamnent la jeune fille à
être enterrée vivante et ils enferment le tigre dans une cage.
Voilà l’intrigue. Et même si elle est
vraisemblable (toutes les cinq minutes je m’encourageais à mi-voix :
« l’histoire est hautement vraisemblable »), par la nature quelque
peu aléatoire de son objet notre imagination la range plutôt dans le monde de
la littérature. Mais ici il se passe quelque chose qui, en un instant, hisse la
problématique dans les hauteurs de la philosophie, la psychologie,
l’anthropologie, la sociologie, voire la métasociologie, d’où l’on acquiert une
vue sur les idées fondamentales les plus folles et les plus générales, les
axiomes et les disciplines, dans la perspective des substances a priori et a posteriori.
Le Métis, chef de l’expédition, se libère
de ses liens et se rue sur le chef des Indigènes. Or celui-ci le poignarde.
Nous prévoyons déjà la défaite de l’Angleterre, lorsqu’un retournement
inattendu renverse la situation du combat. Le chef des Indigènes est sur le
point d’exécuter la fée de la jungle, la belle Hélène de tous les combats, mais
Mungo, l’orang-outang, lui saute dessus du haut de l’arbre où il loge. Commence
alors un duel à la vie, à la mort, entre l’homme et le singe selon les règles
du "catch-as-catch-can", mais l’homme qui a
aussi un couteau à la main prendra le dessus. À ce moment un capitaine anglais
demeuré libre, à l’abri d’un tronc d’arbre, lève son arme et vise les lutteurs.
Excitation et immense tension sur l’écran
et dans la salle.
Une détonation retentit et les lutteurs
sont séparés. L’instant suivant on apprend ce qui s’est passé. L’indigène tombe
à la renverse, alors que le singe libéré saute pour courir au secours des
Anglais.
Ovation sur l’écran et dans la salle.
Chacun se rend compte que le Bien et le Juste l’ont emporté sur le Mal et
l’Injuste pour le plus grand succès de la Beauté et du Bonheur, et le happy end
est assuré.
Mais comment ?
Dans la réalité, si nous pouvions observer
la chose sans sentiments et sans passions, il s’est passé tout simplement que
notre congénère, entre l’homme se mesurant dans la lutte pour la survie et le
singe, a choisi une alliance avec le singe. Ce n’est pas sur le singe qu’il a
tiré, mais sur son congénère agrippé au singe.
Et, indépendamment du résultat, ceci mérite
réflexion, ce cas conduit à la reconnaissance de lois morales plus élevées.
Mais ce qui est encore plus à considérer est que, je le répète, la salle a
ovationné le capitaine anglais, l’exécuteur de ce jugement, comme le héros de
la seule solution juste et indubitablement humaine.
Je connais bien ce public, les positions partisanes et nuances politiques les
plus diverses s’y côtoyaient. S’y trouvaient des défenseurs de la race et des
humanistes, des Juifs antisémites et des Chrétiens philosémites, s’y trouvait
un doux poète dont je sais qu’au fond de son âme c’est un admirateur des
dictatures, et également un politicien farouche qui ne nie pas qu’il voit le
sens et le but de la crise mondiale dans l’anarchisme. Il y avait un autre qui
décoche depuis des années les flèches de la colère et de l’ironie contre
"l’humanisme" imbécile et le "libéralisme" maudit. Il y
avait un utopiste philosophe qui croit en l’idéal d’un État Mondial sacrifiant
tout au nom de l’humanité. Il y avait des adeptes du vaccin antivariolique et
des adeptes de la stérilisation.
Mais parmi tous aucun n’a songé à hocher la
tête sur le cas. Ils se sont tous retrouvés et mis d’accord sur un seul
point : chacun a approuvé le capitaine anglais et chacun en a félicité ses
voisins.
Qu’est-ce donc ce point d’intersection
commun d’idéologies dispersées de cent mille sentiments, vœux, intentions,
intérêts ?
Que pourrait-il être d’autre que ce
Postulat latent dans tout homme vivant, cette Certitude non démontrable, que la
notion d’homme n’est nullement
épuisée par la description de l’être physique que nous entendons par ce terme
avant Darwin et depuis Darwin, car Darwin lui-même n’a rien changé à cette
certitude.
Elle est si peu épuisée, nous sommes
tellement conscients dans notre for intérieur que nous devons y entendre autre chose que notre existence
physique, que nous sommes prêts à renoncer aux conditions de l’existence
physique évoquées dans la définition, s’il advient que c’est un animal qui
représente et qui personnifie ce qui est humain dans l’homme.
En effet, dans ce cas particulier c’est
Mungo qui représentait cet humain, ce seulement
humain, l’approbation de la beauté et de la justice face à la laideur et à
l’ignorance, et non l’indigène. Ce n’est pas l’homme mais cet hominidé qui
s’est exposé, non dans la défense de l’homme mais dans la défense de ce qui est
humain, face à l’homme semblable au singe, du genre simiesque, et malgré l’apparence il est devenu par-là notre
frère, au détriment de notre frère de race. Dans ce cas précis l’Übersinge était notre parent bien plus proche que
l’homme-animal, simplement parce que plusieurs de ses frères nous inspirent
confiance pour l’avenir, davantage que notre frère physique damné.
Dans le monde du progrès (le passé qui ne
reviendra pas et l’avenir toujours changeant) l’homme, en ce monde, n’est pas
une espèce parmi les espèces, mais au-delà des espèces, un Projet et une
Intention invisibles et insaisissables de Quelqu’un de transhumain qui nous connaît, non
du passé, mais qui nous attend dans l’avenir.
C’est lui, notre génie protecteur de
l’espèce.
Pesti Napló, 9 mai 1937.