Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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modestie

(Entrée pour l’Encyclopédie)

Nous devrions enfin nous mettre d’accord sur le contenu de cette notion. En effet elle est utilisée dans les sens les plus divers, et on lui octroie les appréciations morales les plus contradictoires. On peut parler en général de modestie physique ou psychique. Nous rencontrons la première tout d’abord chez Diogène qui s’est contenté d’un tonneau vide. Je remarque qu’il s’est avéré par la suite qu’un tonneau n’est pas forcément symbole de modestie – cela dépend de la partie dont on se sert. Celui qui se blottit dedans n’ira pas très loin ; mais un autre qui monte dessus pour y faire ses discours, pourra conquérir le cas échéant un pays tout entier.

C’est Socrate qui nous offre un bel exemple de modestie psychique lorsque, face aux "sages", il se désigne comme "amateur de la sagesse". Or ici aussi il apparaît que s’il a distingué ses mérites de ceux des autres c’était en réalité par un trop-plein d’amour-propre, lorsqu’on a compris qu’aimer la philosophie équivaut à ne pas aimer les (autres) philosophes. Goethe, lui, était sincère quand il a déclaré : « Nur Lumpen sind bescheiden », c'est-à-dire « seuls les oisifs sont modestes ». L’aphorisme de mon homonyme lointain, Kazinczy[1], sur l’âme modeste suggérerait plutôt le contraire :

« Il ôte son chapeau devant le mérite, et ignore, ne sent pas le sien propre. Se réjouit si on louange autrui, mais si les autres le louangent, il rougit. »

Cette conception se base sur le principe que le vrai mérite ne doit pas être conscient, ce qui en revanche dans les appréciations ressemble étrangement à la protestation d’un homme qui dirait : « moi je dors, ne me réveillez pas ». Apparemment certains ne sont modestes que pour avoir un mérite de plus. Maintenant quant à la joie ressentie à la louange à autrui, elle est à double tranchant, comme l’a constaté mon excellent ami Sándor Incze une fois pour toutes, en disant : « Sándor Nádas[2] est dans une situation plus favorable que moi – dans Színházi Élet[3] je louange tout le monde tour à tour, faisant un seul heureux (l’objet momentané de la louange) et rendant tous les autres furieux – lui dans Pesti Futár réprimande tout le monde tour à tour, faisant un seul furieux (l’objet momentané de la réprimande) et tous les autres heureux ».

Au demeurant j’y pense à propos de Sándor Nádas. Je l’ai beaucoup aimé quand un jour, quelqu’un m’a exagérément louangé, lui, il a publiquement défendu ma modestie notoirement connue face à cette surestimation ; à l’issue de quoi il m’en a beaucoup voulu lorsque par gratitude je lui ai promis de protester moi aussi le cas échéant si d’aventure il était surestimé un jour. Je crois qu’il convient d’en tirer la conclusion qu’il vaut mieux confier la modestie à la personne modeste elle-même, ce n’est pas la peine d’être modeste à sa place, on est chacun le meilleur expert et le représentant le plus pertinent de sa propre modestie.

En effet la modestie n’a une valeur que si elle a un objet, sans objet elle n’a aucun sens. Je cite souvent la phrase de Ernő Osvát[4] devenue classique. De ses lunettes étincelantes il a réprimandé un poète débutant qui n’avait encore rien produit mais qui faisait le modeste : « De quoi êtes-vous si modeste ? » (cf : « mach dich nicht so klein, du bist nicht so groß »[5].)

J’ai aussi développé à plusieurs reprises que nous devons être modestes de notre personne, mais jamais de notre opinion. Je ne connais pas de dicton plus sot et plus maladroit que "à mon humble avis". Celui qui n’est pas fier de son propre avis n’a qu’à le garder pour lui.

Apparemment la modestie est une question de pure forme, rien d’autre.

Chez nous en Hongrie un homme d’esprit doit extrêmement veiller même à la forme, sinon il peut avoir des pépins. Un ami m’a raconté l’autre jour qu’en société quelqu’un parlait de moi avec un mépris dédaigneux. Il s’en est étonné et a demandé à cette personne d’où elle tirait sa conviction que j’étais une nullité insignifiante, car les avis divergeaient sur le sujet.

- Vraiment ? – rétorqua ironiquement cette personne, avant d’ajouter : - Sache que c’est lui-même qui me l’a dit. 

Magyarország, 22 avril 1937

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[1] Ferenc Kazinczy (1759-1831). Poète, écrivain hongrois. Rénovateur de la langue.

[2] Sándor Incze (1889-1966). Journaliste, écrivain hongrois, fondateur de la revue Színházi élet (Vie Théâtrale) en 1910. Sándor Nádas (1883-1942). Écrivain, journaliste hongrois, fondateur de l’hebdomadaire Pesti Futár (Courrier de Pest) en 1907.

[3] SzÍnházi Élet, Vie théâtrale, Pesti Futár, Coursier de Pest, hebdomadaires. .

[4] Ernő Osvát (1876-1929). Critique, journaliste hongrois.

[5] Ne te fais pas si petit, tu n’es pas assez grand pour cela.