Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« Travaillez les gars, la foire c’est demain ! »
Les échafaudages sont déjà tombés pour la plupart,
les pavillons sont à nu, mais l’empressement des ouvriers bat toujours son
plein. La Foire ouvrira demain.
Je me délecte presque à l’idée de vous en
rendre compte, comme chaque année. Je suis un amoureux de la Foire (platonique,
sans espoir bien sûr, puisqu’elle ne se donne pas à moi, la perfide, à plus
elle se donne, plus elle est heureuse), je m’y sens très à l’aise, j’y erre et
je m’y perds dans un vertige, je la scrute en pro, les yeux froncés et je suis
très fier, en vieil habitué, d’avoir mes entrées dans sa loge, à la dernière
minute quand elle se dévêtit et se rhabille, juste avant la première, pendant
que le public se presse pour occuper ses
fauteuils dans la salle.
Le public ! Qu’y connaît-il ? Il
ne voit que la réalité, la marchandise,
il ne sent pas le fantastique. Quel
souk oriental, rêve de Bagdad, monde merveilleux enfantin de la lampe d’Aladin,
dont je suis aujourd’hui pour quelques heures l’Haroun al Rachid. Comme dans le
rêve, tous les désirs et toutes les pensées du Grand Enfant, l’Homme Bricoleur
de Bergson, l’artisan, se
personnifie, devient symbole. Regardez cette tour jaune avec la petite coupole
noire au sommet, vous ne la reconnaissez pas ? Eh oui, un crayon géant
qu’une fabrique de crayons a élu pour domicile, elle vit ici comme un nain sous
un champignon ou un ver dans le fromage. Tout artisan peut se construire ici un
palais selon son imagination, le cordonnier peut s’installer dans une chaussure
géante, le coutelier peut danser sur le fil d’un rasoir. Regarde, j’y pense, pourquoi
je n’ai pas exposé moi aussi dans ma propre branche un splendide palais
enchanté, ou un énorme point d’exclamation pour y vendre mes pensées, ou un
point d’interrogation pour y exposer mes poèmes ? Cette année, en rapport
avec mon dernier livre, j’aurais pu ériger une énorme tête de mort, avec entrée
entre les mâchoires ricanantes, une terrasse confortable au sommet d’où on peut
également se laisser descendre dans l’intérieur, où on débite de la cervelle
d’écrivain authentique. En tant que journaliste j’aurais pu aussi faire
construire un index gigantesque dont des pompes à vapeur tètent les nouvelles
les plus fraîches, pendant qu’un train confortable fait des tours autour du
crâne, pour le prix d’un billet.
L’homme robot aura un grand succès, tout Budapest
s’y prépare. Je l’ai vu, j’ai parlé avec lui, je lui ai même donné un
nom : il s’appellera Robert Robot, il risque de devenir un des personnages
les plus populaires de la ville.
Les préparatifs m’enchantent. Je ne
débarrasse le plancher qu’avec les derniers ouvriers, non sans jeter un dernier
regard derrière moi, et en poussant des soupirs, je me dirige vers l’arrêt de
bus. La foire ouvre demain, et elle refermera ses portes dix jours plus tard.
Je trouve cela très injuste. Pourquoi ne laisse-t-on pas faire carrière à une
pièce de si grand succès ? On s’y prépare pendant des semaines, on perce,
on taille, on construit, on condense en une réalité les plus beaux rêves de
toute une année – et quand on prend du plaisir dans l’ébahissement et on commence
à comprendre l’esprit, on nous l’enlève. Il conviendrait de prolonger la durée
de notre Foire Internationale, et en faire notre exposition universelle de
Paris. Elle est vraiment trop éphémère, même d’un point de vue faussement
scientifique planifié. Un insecte se prépare pendant quelques jours et vit
aussi quelques jours ; mais un éléphant qui est en gestation pendant douze
mois peut vivre même cent vingt ans. Je me fais le porte-parole d’un souhait
général et je propose que le spectacle dure au moins un mois.
Az Est, 30 avril 1937.