Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Rendons-nous au PÔle Nord
Mesdames et
Messieurs,
Que peut-on faire contre cette chaleur, que
pourrait-on faire ? Devrais-je vous donner des conseils ? Je sue,
suez, vous aussi. Ou devrais-je me mettre en colère parce qu’au siècle de la
technique le monde civilisé en est encore à souffrir partout au moins deux mois
chaque année – comme s’il n’y avait pas de solution au problème du
rafraîchissement artificiel, à l’aide de poêles à rafraîchir, du
conditionnement d’air central, avec de l’air, de la vapeur, tout comme le
chauffage artificiel ; je pourrais développer ce sujet pour vous avec
beaucoup d’esprit, de façon plaisante mais par une telle chaleur, j’ai
l’impression que ce serait vraiment mal venu.
Que puis-je espérer ? Dans le meilleur
cas les gens se délectent de bon cœur de mes blagues excellentes, cela aussi
les chaufferait. Ce sont des jours où on en veut carrément à tous ceux qui
allument en nous un sentiment quelconque, qu’il s’agisse d’amour ou d’une autre
sorte d’admiration – qui est-ce qui aime en été ? On éteindrait même le
soleil, plutôt que se réjouir de flammes intérieures.
Donc, il ne faut ni s’enflammer, ni aller
dans l’eau, car cela aussi donne chaud. Je vais vous dire ce qu’il faut faire,
dans l’espoir de parvenir à vous laisser froid, cher lecteur, c’est en fait mon but. Il convient donc
d’obscurcir la chambre, de se coucher sur un drap mouillé et lire – eh oui,
lire, mais non un stupide roman dans lequel s’agitent des sentiments brûlants
et des passions ardentes, et pas non plus des poèmes dans le genre : oh,
viens, embrasse-moi, mes lèvres brûlent de feu ! (je ne suis pas
fou ! pourquoi pas tout de suite embrasser le poêle allumé ?) –
certes non ! Tu sais ce qu’il vaut mieux lire ? Des descriptions de
beaux voyages au Pôle Nord, c’est bien, de ce pauvre Scott, et de Amundsen,
dans lesquelles les traîneaux à chiens traversent des paysages de neige
infinis, vers le Nord, jusqu’aux limites des glaces – tu t’imagineras, mon ami,
dans ce plaisir paradisiaque comme si tu y étais, marchant à côté du traîneau,
face à la tempête de neige qui hurle, face à l’aurore boréale givrée !
Imagine cela ! De temps à autre tu siffleras dans ta gourde une gorgée de
café glacé, pour l’accompagner tu mordras parfois une bouchée de phoque en
gelée ou d’ours polaire – c’est comme cela que tu avancerais jusqu’au pôle, à
travers les champs glacés, dans ton maillot de bain ! – hein ? Ça te
fait venir l’eau à la bouche, j’espère.
Ce serait bien, évidemment, sauf que…
Qui aurait envie d’aller au Pôle Nord par
cette chaleur ?
Az Est, 11 juin 1937.