Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Oui, si l’on pouvait écrire à ma
façon…
Quelle est ma façon ?
J’essaye de vous balbutier cela.
Tout d’abord, le plus
important : pas sur quelque chose.
Pas autour d’un sujet, dans un genre choisi, pas avec la réflexion
méthodologique et stylistique qui conviendrait au sujet.
Une telle écriture, je
l’avoue, me fait toujours l’effet d’une prise de vue stationnaire : je semble souhaiter me faire
représenter sur une photo pour qu’on puisse me reconnaître.
Alors je me plante là, face à la machine, je lui fais face, ou
bien je détourne le regard, veillant à tous mes gestes, en
réfléchissant à la pose la plus apte à me montrer
tel que je veux qu’on me voie ou tel que je veux me voir. En tout cas il
est certain que ce ne serait pas moi,
ce serait quelqu’un que, indépendamment de moi, les autres verraient.
Bien plus fiable serait un film tourné à mon insu,
qui me représenterait tel que je vis, je marche, je bouge, je
médite. Dans ce film ensuite un expert ou un connaisseur des hommes
pourrait très bien repérer une image caractéristique, pour
me présenter : voici, c’est lui. Elle sera certainement plus
vraie et plus sincère que la prise de vue arrangée.
De mon cœur et de mon cerveau, je
devrais ainsi trouver le moyen de produire une sorte de film de ce genre, pour
qu’une image saisie dedans représente en toute franchise ce que le
lecteur est curieux de voir. Pour ce faire, je devrais me mettre à
écrire sans propos et sans nécessité, en sorte que sans
effort et sans pose crispée de l’âme je me laisse aller
à ce zèle qui me pousse constamment à la réflexion,
à l’observation et à l’écriture, ce qui est
tout aussi inséparable de ma vie psychique que l’est de ma vie
physique de ne pas rester assis immobile, en suspendant mon regard sur un point
unique, mais de bouger, d’aller et venir : vivre. Croyez-moi, ce
processus que vous appelez "réflexion" et
"écriture", et dont vous imaginez qu’elles
démarrent sous l’effet d’une "inspiration", sont
en moi quelque chose d’aussi naturel et constant que la respiration ou
les battements du cœur.
Cela s’est passé il y a treize ans, la radio venait
d’être inventée.
Comme toute nouvelle invention, comme
l’avion et la cinématographie, la radio aussi m’a
donné la fièvre. J’ai installé un grand appareil
récepteur à la maison pour la famille : les trois enfants
avaient alors neuf, six et trois ans. Le haut-parleur n’existait pas
encore, chacun devait se placer un écouteur sur la tête pour
écouter le concert de l’Europe. J’ai fait installer des
écouteurs dans chaque pièce – tout l’appartement
était miné, équipé de fils, câbles,
interrupteurs, même les cabinets avaient leur écouteur.
J’étais persuadé qu’une nouvelle ère
commençait dans la vie des enfants – la nouvelle ère de la culture
et de la civilisation du XXe siècle. C’est en jouant et en
s’émerveillant que mes enfants acquerraient
ce que nous avons acquis au prix de tant de peines et de fatigues !
Pendant trois jours en effet les enfants
n’ont rien fait d’autre qu’écouter la radio.
Pourtant, n soir quand je suis
rentré j’ai été accueilli par un silence
étonnant dans la chambre des enfants.
J’ai prudemment ouvert la porte.
Ils étaient assis tous les trois
autour de la table.
On voyait sur la table une sorte de construction
fantastique : ils avaient édifié un mécanisme
compliqué, dont des ficelles conduisaient aux quatre coins de la
chambre, avec des cartons, de vieilles boîtes, des débris de
jouets ayant fait leur temps ou des chiffons. J’ai fini par comprendre de
quoi il s’agissait : les enfants avaient construit une radio jouet.
Ils étaient assis autour, de leur "radio" d’où
dépassaient trois bouts de ficelle avec des sachets en papier au bout
qu’ils les serraient contre leurs oreilles. Comme dans un enchantement,
bouche bée et les yeux brillants ils écoutaient l’immense
néant, ce qui bourdonnait dans les écouteurs jouets.
Signé Olivecrona, j’ai reçu une lettre de
H. Olivecrona, l’éminent chirurgien suédois du cerveau
qui l’an passé, en mai, a réalisé sur moi une
opération réussie. C’était une lettre tapée
à la machine mais signée à la main. Je l’ai
observée longuement, j’ai tenté d’en faire
l’analyse graphologique. À la fin je me suis écrié,
surpris : mais, c’est une écriture féminine !
Oui, cet homme à cent pour cent viril avait une écriture
nettement féminine. En songeant à son métier et à
son art, j’en ai tout d’un coup compris la raison. Ce qu’il
fait dans le fin tissu du cerveau pendant qu’il
travaille, n’est-ce pas que cela ressemble aux ouvrages, aux broderies
des femmes ?
J’ai postulé au grand prix de
l’Académie, dont voici les critères : « Est
souhaité un œuvre scénique de type intermédiaire,
avec une fin heureuse ». Au premier acte, un banquier amasse
beaucoup d’argent. Au second, encore plus. Au troisième, il me
donne tout.
(Nouvelle)
Jacob Wurglits, le pauvre,
était le Juif maison des riches Meyerhof. Cela
faisait vingt-cinq ans qu’il allait chez eux, toujours fidèle, les
invités l’appréciaient aussi. Ils aimaient son pessimisme
acerbe selon lequel quand on lui demandait « comment
allez-vous ? » il répondait toujours à la
question par une question : « Comment pourrait aller un
pauvre ? Mal ! ».
Ce soir-là quelqu’un se
souvint par hasard que Monsieur Wurglits devait
justement fêter un jubilé : il y avait vingt-cinq ans jour
pour jour qu’il avait fait sa première apparition dans la maison.
Que pourrait-on inventer pour lui faire
plaisir ?
Comment pourrait-on obtenir que pour une
fois, à la question habituelle, il ne donne pas la réponse
habituelle ? Qu’il ait pour une fois raison et droit à un
fier optimisme ?
Un des invités eut une idée
lumineuse. À cette occasion solennelle on devrait faire un cadeau
à ce vieux, mais de façon telle que cela ne le vexe pas. La somme
qui fut proposée aurait été trop élevée pour
un cadeau, pour qu’il puisse l’accepter sans blesser son
amour-propre. Cotisons-nous donc, que chacun mette de l’argent dans une
bourse, puis plaçons la bourse sur l’escalier où il entre,
pour qu’il la trouve.
Tout le monde approuva avec enthousiasme
cette idée sympathique. Une jolie somme fut réunie.
Lorsqu’en bas retentit la sonnerie, quelqu’un courut vite sur la pointe
des pieds et posa la bourse d’un rouge éclatant sur une des
marches du deuxième étage de l’immeuble.
Ils attendirent, le cœur palpitant.
Quelques minutes plus tard apparut Monsieur
Wurglits. Avec son habituel visage déconfit.
- Quoi de neuf, Monsieur Wurglits ? – lui posèrent-ils en
chœur la question.
- Qu’y aurait-il ? Rien.
- Et, comment allez-vous ?
- Comment pourrait aller un pauvre
homme comme moi ? Mal.
Ils échangèrent des regards
stupéfaits. Ce vieux, plaisanterait-il, ou tairait-il sournoisement sa
chance ? Ils ne le connaissaient pas comme ça.
Ils finirent par lui révéler
l’intrigue.
Il rit amèrement, puis
révéla à la compagnie :
- En montant l’escalier, moi
aussi je me suis rappelé que cela faisait vingt-cinq ans aujourd’hui
que je fréquente cette maison. Je me suis dit : eh bien, vieux
Jacob, tant de fois tu as grimpé ces marches ! Saurais-tu les
monter les yeux fermés ? Comment vous dire ? J’ai su.
La bourse, naturellement, n’a plus
été retrouvée.
Színházi
Élet, n°16