Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ROYAUME DE PENTECÔTE

 

Cest une belle et ancienne tradition populaire que le royaume d’un jour. Et comme dans toutes les vieilles traditions elle dissimule une grande sagesse, un rêve fondamental, comme ceux d’Aladin, d’Achille ou Dédale.

Ce dernier, la science le réalisa, ou plus simplement dit la Raison Humaine, il a été rendu conscient, comme si l’humanité n’était qu’un unique être vivant, capable de concrétiser ses rêves.

En tant qu’évolutionniste invétéré dans les sciences, dans les arts, de même qu’en politique, je me suis demandé ce qu’il y aurait si le rêve du royaume d’un jour se réalisait vraiment grâce à une constitution intelligente, bonne connaisseuse de la nature de l’âme humaine, indépendante et bienveillante.

J’entends la chose très simplement.

Un certain jour de chaque année le gouvernement organiserait un tirage au sort général auquel participerait automatiquement chaque citoyen honnête, au casier judiciaire vierge, figurant sur n’importe quelle liste de recensement, électorale, fiscale, ou annuaire de listes et d’adresse.

Il y aurait un seul gagnant du tirage au sort : n’importe lequel des citoyens d’une de ces listes.

Le gagnant serait nommé constitutionnellement monarque du pays avec pleins pouvoirs, puissance illimitée, au-dessus de la loi, légitime pour légiférer, pour un seul jour, le lundi de Pentecôte…

En ce seul jour tout décret, loi, amendement que le roi de Pentecôte souhaitera mettre en œuvre aura force de loi pendant vingt-quatre heures et sera exécuté, par la force des armes si besoin est. La nuit, à minuit tapante tous les ordres, limitations et autorisations ainsi promulgués perdront leur validité et l’ordre ordinaire du pays sera rétabli. Il va de soi qu’aucun ordre ou aucune règle dont l’effet se ferait sentir au-delà de la Pentecôte, ou dont le résultat serait irréversible, ne serait exécutoire. Par cette mesure le pays se sentirait préservé contre les nuisances que ces rois éphémères risqueraient de causer, par exemple en faisant exécuter des ennemis personnels.

C’est un mois avant son règne que le gagnant déposerait son projet de gouvernement à l’autorité compétente, pour avoir le temps qu’il faut pour l’exécuter.

Ce beau jeu serait utile à multiples égards. Les députés du parlement au pouvoir seraient plus prudents pour adopter des lois, en songeant que le roi de Pentecôte suivant pourrait se venger, si quelque chose lui déplaisait. Tout cela serait un excellent moyen de contrôle et de dénonciation illustrée et continue des fautes les plus graves.

Puis, c’est le plus important, cela rendrait notre vie ennuyeuse plus riche et plus variée.

Il y aurait chaque année un jour, le jour de la personnalité, qui resterait mémorable pour le monde entier. Le pays réaliserait le rêve d’une âme unique, comme les rêves successifs d’Adam dans la Tragédie de l’homme, dans les époques successives.

Au sens tragique comme au sens comique.

Car imaginez, par exemple, qu’un receveur de trams gagne au tirage le royaume d’un jour. Le lendemain matin le public ébahi ferait quelques expériences étonnantes : les trams seraient conduits pas des directeurs, des directeurs généraux, voire des PDG de BSzKART[1] (Ils conduisent bien la firme, pourquoi pas les voitures ?), les tickets seraient si possible poinçonnés pas des secrétaires d’État ou au moins par des bureaucrates et des actionnaires, alors que les receveurs resteraient assis au siège, ou détacheraient des coupons, ce qui pour un jour est plus utile que contrôler les billets. Et dans chaque voiture pourraient monter trois fois plus de passagers que de place. Le trajet des autobus dépendrait de l’endroit où ils souhaitent aller. Par exemple, si le chauffeur a envie de faire une excursion à la campagne, avec sa chère famille, alors les passagers l’accompagnent. Ils supprimeraient les arrêts, le bus s’arrêterait au bon plaisir du conducteur et non dans les carrefours habituels dictés selon les manies (folies des grandeurs) des usagers.

Le règne des employées de ménage serait quelque chose de similaire. Des Messieurs et des Dames laveraient par terre, feraient la vaisselle et éplucheraient les légumes, pendant que le personnel se cuisinerait les uns les autres dans les salons, et rappelleraient non sans la nervosité d’usage les maîtres à leurs devoirs. Changer de rôle pour vingt-quatre heures peut être très instructif. D’ores et déjà j’en tire une conclusion, un postulat valable pour l’éternité : personne n’est jamais nerveux avec son supérieur, seulement avec son subordonné.

Ce serait très beau une journée dont les lois seraient écrites pas un balayeur de rues. Chacun sait déjà que balai neuf balaie bien, mais c’est ce jour-là que l’on apprendrait également l’importance du Balai Tout Puissant. Sans distinction de rang, de sexe ou de religion chacun balaierait. En revanche, on interdirait les journaux people sous prétexte qu’ils sont devenus inutiles, puisque chacun balaierait devant sa porte.

Le jour des crieurs de journaux les rédacteurs et les journalistes vendraient eux-mêmes les quotidiens. Le jour des garçons de café les clients assureraient le service et on supprimerait le système de pourcentages. Le jour des jockeys tous les prix seraient Prix du Roi, le jury se mettrait au vert et c’est le cheval resté dernier qui gagnerait la course. Le jour des huissiers fiscaux on devra porter tous les meubles sur le trottoir et placer des scellés sur les logements. Durant le règne du roi de Pentecôte gastralgique le bicarbonate de soude sera très recherché.

J’aimerais beaucoup vivre le jour du règne de mon excellent ami József Grätzer, auteur de rébus et d’énigmes. Naturellement tout contact humain devrait se faire sous forme de devinettes, dans les bureaux il conviendrait enfin de déchiffrer tous les règlements et les instructions. Le point d’interrogation deviendrait obligatoire et dans les cours de théâtre on introduirait un nouveau style de déclamation. Par exemple, voici comment il conviendrait de réciter la strophe triste du Vieux Tsigane[2], de Mihály Vörösmarty :

 

                 Qui a murmuré, qui a soupiré ?

                                                                Alors, qui ?

                 Quel est cet effroi, cette chevauchée ?

                                                                Mais, quoi ?

                 Quel moulin d’enfer moud de tels sanglots ?

                                                                Oui, qui ?

                 Quelle folles mains dans le ciel cachées

                 Martèlent sa voûte ?…

                                                                Alors, quoi ?

 

Vous ne trouvez pas ? C’est pourtant simple :[3]

 

                 Cœur brisé, âme folle, ange chu,

                 Troupes vaincues, espoirs déçus…

 

Le plus intéressant serait bien sûr qu’un confrère artiste soit tiré au sort. Je suis persuadé que dans le règne de Ernő Szép[4] on supprimerait le travail et on introduirait la poésie obligatoire : les agents officiels contacteraient le public en rythme. Le ministère du bien-être s’appellerait le ministère de la belle vie, et la poste distribuerait des feuilles d’automne dans les enveloppes. Sous le règne de Ernő Dohnányi la vie de la capitale se jouerait sur la scène de l’Opéra, et Artúr Bárdos ferait repeindre la halle d’entrée du Théâtre  des Artistes par un descendant de Árpád Feszty.

Et si, par malchance, c’est moi qui tirais cette fois le gros lot, je ferais écrire le présent article par Monsieur le rédacteur en chef et je me ferais payer une pige double.

 

Színházi Élet, 1937, n°21

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[1] Compagnie des transports en commun de Budapest.

[2] "Le vieux Tsigane", anthologie de la Poésie Hongroise , p.152, traduction de synthèse entre quatorze poètes français, Éditions du Seuil ...

[3] Les deux vers suivants de la strophe.

[4] Ernő Szép (1884-1953). Écrivain, poète ; Ernő Dohnányi (1877-1960). Compositeur ; Artúr Bárdos (1882-1974). Directeur de théâtre ; Árpád Feszty (1856-1914). Peintre.