Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
C’est en forgeant qu’on devient dilettante
Loi et
convention
Canicule 1937
Mais
non, écoute, je ne suis pas à tout prix un fervent de la pensée paradoxale. Je
ne sais que trop bien qu’il est facile et bon marché de fabriquer des
aphorismes plaisants, simplement en retournant un dicton connu, conventionnel,
faisant étinceler un instant le revers d’une thèse connue de sagesse, à la
manière de l’envers d’une feuille de tremble flottant au soleil, pour que tout
le monde rie de surprise : tiens, ceci est vrai même à l’envers. Ce n’est
pas une blague. Celui qui s’y connaît un peu dans le monde des contenus et des
formes (pensée et dialectique), n’ignore pas que de telles sagesses, nous
pouvons en fabriquer mécaniquement, par centaines, les yeux fermés, mettant
chaque fois dans le mille, comme si on avait visé le cœur même de la vérité.
C’est un jeu infantile, une joie vaniteuse pour les penseurs débutants, celle
de ceux des hommes qualifiés de spirituels dans les époques pleines d’esprit
(dix-huitième siècle et milieu du dix-neuvième), quand on vient, étonné, à la
découverte superficielle que j’ai décrite ainsi, adolescent, dans mon carnet :
« de toute vérité il existe plus vrai encore : son contraire ».
Plus tard j’ai rencontré de nouveau cette découverte, mais sous une forme plus
pédante, car la psychologie en a forgé une théorie et l’a introduite dans la
terminologie scientifique sous le terme artificiel "d’ambivalence",
en prétendant que notre vie passionnelle et par conséquent notre vision
expriment le même courant dans des extrêmes positifs et négatifs :
l’affection est une manifestation de la haine et inversement (« odi et amo »),
l’amour-propre est la compensation du sentiment d’infériorité, de nécessité
naît vertu et du superflu le crime.
En possession de suffisamment d’expérience
de la vie on commence à sentir comme passablement banal et vulgaire la douteuse
originalité de vouloir être différent des autres. On se rend compte que tous
ceux qui l’ambitionnent peuvent y parvenir, et l’on s’essaye plutôt à une tâche
plus difficile : être semblable aux
autres. On commence à s’intéresser davantage au peu dans lequel nous leur
ressemblons, plutôt qu’au beaucoup par lesquels nous en différons. C’est ainsi
que se crée une règle à suivre plus vraie et plus profonde que la loi : le
noble rituel.
Toutefois cela ne signifie pas rompre avec
les paradoxes. Au contraire. Je reste persuadé qu’il n’y a qu’une seule façon
de repêcher l’unique boule blanche de la vérité pure parmi la multitude de
boules noires : or cette façon ne se trouve pas parmi les proverbes, je
dirais même qu’elle les contredit tous. C’est ainsi que naissent toutes les
découvertes. Parmi tous les envers mécaniques on en trouve quelquefois un
vivant qui coupe dans le vif et ouvre en même temps une fenêtre. J’ai déjà
souvent cité un des "revers" heureux de mon penseur paradoxal favori
Chesterton. Le voici : le fou est celui qui a tout perdu sauf son esprit.
Si nous pensons jusqu’au bout cette thèse paraissant habile mais en réalité
profondément spirituelle et sérieuse, elle s’avère être vraie sans défaut, et
surtout : elle est infiniment plus
vraie que son contraire, la thèse conventionnelle, par conséquent elle dément
avec bonheur l’enseignement stérile de l’ambiguïté. Pour être immodeste, j’ai
trouvé un heureux paradoxe dans mes propres écrits également. J’ai tout
simplement retourné sur la tête une définition paraissant naturelle lors de
l’éclatement de la guerre mondiale, et elle s’est avérée encore plus vraie
ainsi. J’avais dit : « on parle de guerre lorsque c’est aux civils de
défendre l’armée ». Toutes les statistiques et tous les fonctionnaires
peuvent prouver que c’était et cela sera toujours ainsi.
Je me suis senti obligé de t’infliger cet
exposé, parce que je t’ai vu sourire lorsque j’ai tourné à l’envers un proverbe
connu. En lisant ton journal du soir tu as poussé un soupir : « ça
alors, cet excellent X. a été battu – il n’est plus le champion du
monde ». Pourtant c’était un homme excellent, maître dans sa branche. Là-dessus
je t’ai répondu du tac au tac : eh, c’est comme ça, mon ami, c’est en
forgeant qu’on devient dilettante.
Je te demande très sérieusement de ne pas
sourire. Je n’avais nulle intention de faire le spirituel. Et j’accepte encore
moins que tu me reproches d’être superficiel. Si quelque chose est ici
superficiel, c’est le proverbe selon lequel c’est en forgeant qu’on devient
forgeron.
Il y aurait une argumentation facile. On
pourrait arguer que tout championnat du monde est la compétition de maîtres qui
se termine forcément par le moment où le maître principal, le champion, la
gloire de l’entraînement et de l’expérience, perd son titre, échoue, et un
nouveau champion plus jeune et plus chanceux prend sa place, qui n’égale pas à
chaque fois le record du monde (toute capacité humaine a des limites), mais
tout simplement il réalise mieux la perfection atteignable que l’ancien, or
naturellement il a moins de pratique que son prédécesseur. Cet argument ne
tient pas, parce que, essentiellement dans les compétitions corporelles, il
rend compte d’un déclin physiologique contre lequel aucune pratique n’est
efficace.
Je parle avant tout d’exercices
intellectuels.
En tant que joueur d’échecs tu te rappelles
bien la surprise causée par le sec et médiocre Euwe
qui a volé le championnat du monde au génial Alékhine[1]. On n’arrivait pas à
comprendre cela. Les experts tentaient d’excuser le Russe imaginé invincible par
sa mauvaise condition du moment, parce qu’il buvait, il était nerveux, s’était
peut-être insuffisamment entraîné. Dès lors j’ai soupçonné qu’il s’était
peut-être trop entraîné. Il me faisait penser aux joueurs d’échecs des cafés
que je vois assis à la vitrine depuis trente ans et qui jouent de plus en plus
mal, jusqu’à ce qu’un joueur débutant finisse par les battre.
Il y a du vrai dans ces exercices si
souvent mentionnés et recommandés, la "routine" : au-delà d’une
certaine limite, elle réduit tout autant la valeur de la production qu’elle a
pu l’augmenter et la fortifier jusqu’à cette limite. Il ne peut pas y avoir
d’autre explication aux succès inattendus des "nouvelles étoiles",
enfants prodiges, autodidactes et talents innés. L’explication de mon barbier
est qu’il existe une durée idéale pour mettre la mousse sur la barbe, si on la
dépasse, ça fait plus de mal que de bien. Naturellement il n’y a ni sport ni
métier ni art sans maîtrise, sans connaissances professionnelles, sans
l’acquisition des meilleurs tours de main. Mais il est non moins certain que
tout art véritable nécessite une certaine fraîcheur, une illusion préservée des
débuts, une sorte de trac qui empêche
que l’artiste oublie de quoi il s’agit en réalité et dans le fond, et de quoi il
s’agissait quand il s’est installé la première fois au volant de son auto,
ou sur le trapèze qui danse, devant sa toile ou derrière son bureau. N’as-tu
pas remarqué que la plupart des catastrophes aériennes frappent des pilotes
expérimentés et non les débutants ? On entend souvent à des répétitions
théâtrales : « cette scène, nous l’avons déjà trop souvent répétée,
elle marchera mal. »
Selon mon expérience ce n’est pas forcément
un avantage d’avoir son métier ou son art « au bout des doigts ».
Cela risque de signifier qu’il n’en reste rien dans le système central, or les
doigts ne remplacent pas le cerveau.
Oui, oui, comme tu le dis – surtout dans
notre métier. Non, tu as tort d’ironiser –je n’ai jamais senti ce danger.
Peut-être pour la raison pour laquelle Michel-Ange a préféré s’agenouiller sur
des pois, plutôt que d’acquérir une routine pour sculpter le roc.
Pesti
Napló, 13 juin 1937.