Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Mon cœur dans le carnet
Je suis d’une nature rêveuse, nonchalante,
insouciante, j’ai donc énormément à faire. Les gens actifs, dynamiques, n’ont
généralement rien à faire, ils ont le temps de se reposer, parce que l’agilité
a tellement imbibé leurs nerfs qu’ils "gèrent" tout presque
inconsciemment, sur une base biologique – ils font leurs provisions pendant
qu’ils se promènent, ils négocient des affaires en cours de conversation, par
pur plaisir ils rendent visite justement à ceux avec qui ils ont aussi des
problèmes à régler, ils rencontrent par hasard toujours ceux à qui de toute
façon ils devaient rendre visite. Moi je n’arrête pas de courir à gauche et à
droite, je suis sur le qui-vive, je m’angoisse, je négocie, je suis tout le
temps hanté par l’inquiétude d’avoir oublié le plus important, d’une importance
vitale, ma paresse m’empêche d’avoir la conscience tranquille, donc je me
démène, je m’agite pour la faire taire, la conséquence est que je n’ai le temps
de rien faire, par contre je ne sais jamais pourquoi je suis allé là où je me
trouve, et je parle avec tout le monde exactement du contraire que ce dont nous
avions à nous parler – avec le contrôleur fiscal, dans son bureau, je m’enfonce
dans l’éloge de Proust, à mon confrère poète de qui j’aurais beaucoup à
apprendre je me plains amèrement de mes difficultés matérielles, et je bassine
le député du parlement de questions politiques – bref, je me trompe
systématiquement de sujet et d’interlocuteur.
Dans le but de réduire ma montagne
d’arriérés, je note tout dans un épais carnet, il revêt petit à petit un
caractère de comptabilité double, avec sections et rubriques, journal et grand
livre. Mes poches sont remplies de bouts de papiers d’avertissement, de références
avec point d’exclamation, d’autres petits papiers qui rappellent les précédents
pour m’en rappeler le sujet, car je ne comprends plus mes notes. Je porte sur
moi en permanence des pense-bêtes de remplacement, tel le distrait né qui dans
sa peur panique de l’oubli noue constamment des nœuds à son mouchoir et à la
fin porte sur lui neuf mouchoirs pleins de nœuds, pour que le neuvième nœud lui
rappelle quel était le sujet du huitième : l’autre jour j’ai trouvé sur un
bout de papier un avertissement sévère que je m’étais adressé de ne pas
surcharger mes poches d’avertissements et de papiers.
Dans mon carnet où je groupe, je biffe et
je réécris tout, il y a un mot, un mot qui me torture depuis des semaines. Au
milieu de sujets pour romans, articles, pièces, thèmes à développer dans des
notes, affaires à régler, lettres à répondre et autres notifications, ce mot
simple revient, écrit : « mon cœur ».
Mon cœur, mon cœur – qu’est-ce que c’est,
pourquoi l’ai-je noté, que voulais-je dire par-là ? Quel sens figuré doit
se cacher derrière ? Par endroits je trouve derrière un point
d’exclamation, des fois il est souligné, des fois je le transfère, je
l’introduis, je lui donne un accent qui saute aux yeux.
Mon cœur, mon cœur – qui peut être ce
monsieur ou cette dame qui attend de moi une réponse – ou bien s’agirait-il
d’un sujet pour un poème ? Ou s’agirait-il du roman de De Amicis intitulé "Cuore",
que j’aurais promis à un enfant dans la famille pour son anniversaire ? Ou
peut-être s’agit-il d’un bon tuyau, du nom d’un cheval, qu’on m’aurait refilé
pour le turf ?
Pendant longtemps c’est cette dernière
hypothèse que je jugeais la plus probable.
Ce matin le mystère s’est éclairci. Mon ami
médecin m’a téléphoné, pour réclamer ma venue promise à sa consultation, pour
un examen du cœur.
Il s’agissait donc de mon cœur, le vrai, au
sens premier. Comment voulez-vous que je devine cela.
Az Est, 11 juillet 1937.