Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Douleurs cÉlestes et terrestres
Cet excellent journaliste très respecté a récemment publié un
article dans lequel il réprouve aimablement une tentative de la médecine
moderne, la méthode appelée en Amérique "twilight
baby" qui a pour but d’adoucir les douleurs de l’enfantement ; il
s’agit d’engourdir la conscience des parturientes en les plongeant dans la
pénombre (twilight). Le journaliste en appelait aux
Saintes Écritures dans lesquelles on peut effectivement lire l’instruction
« tu enfanteras dans la douleur ». Il développe également qu’un
enfant ne peut pas véritablement respecter une mère qui n’aurait pas assumé sa
souffrance pour lui.
En tant que parent (les bulletins scolaires
de nos enfants m’intitulent moi aussi parent, pourtant je n’ai jamais accouché
d’un enfant, et selon certains signes je ne le ferai pas) – en tant que parent
et aussi en tant que lecteur, j’ai respectueusement suivi le fil de sa pensée –
et je lis avec un grand respect cet auteur émérite ainsi que l’ouvrage qu’il
propose comme source.
Mais cela ne signifie pas que je
confondrais les paroles de ce Monsieur avec celles du Livre. Pour parler clair,
il n’est pas question de prendre pour écriture sainte ce que dit un
journaliste, même des plus éminents.
Particulièrement si celui-ci interprète les
versets ancestraux comme il lui plaît, selon son état d’esprit du moment. Car
il y a une grande différence entre les mots et les notions, et celui qui prend
la notion mot pour mot, se méprend quelques fois quant au sens. Beaucoup de
malveillance et encore plus de paresse se sont déjà abritées derrière la Bible,
en dénaturant le sens – souvent justement en collant aux mots. Or, la Bible
déclare aussi que la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions, et
aussi : « que ceux qui ont des oreilles entendent ». Si nous
prenions à la lettre une autre recommandation selon laquelle nos parents ancestraux
ayant été chassés du paradis, l’homme gagne son pain à la sueur de son front, nous devrions voir notre prochain le plus
zélé parmi ceux qui paressent toute la journée au bain de vapeur. Avec les mots
de la Bible au sens littéral (« qui te lance des pierres, lance-lui du
pain »), le malheureux garçon boulanger aurait aussi pu se défendre, lui
dont le dos était lapidé par un gosse des rues, il se fâcha et de sa pelle
lança le pain fraîchement sorti du four, tuant involontairement sa victime.
Quant aux douleurs de l’enfantement,
j’aurais plus de mal à certifier que les écritures n’entendaient pas cela non
plus au sens littéral. Mais une chose est respecter, voire sanctifier une
douleur, et une autre est de l’exiger, quand on peut l’éviter sans danger et
sans péché, ou tout au moins l’adoucir le cas échéant. Sur le plan médical je
ne suis pas compétent. Mais je sais au moins qu’aucun père de l’Église n’a
prétendu que la médecine commettait un sacrilège quand elle refusait ou au
moins, n’a pas littéralement suivi, une autre exigence de l’Ancien Testament
qui ordonne que le péché des pères soit châtié dans leurs fils – elle l’a
réfutée bel et bien à propos d’une certaine
maladie, et elle a fini par obtenir un jugement plus clément à la Cour Céleste.
Nous devons toujours prendre garde à
l’interprétation des mots. Les voies de la Providence sont impénétrables et
souvent elles semblent être symboliques. Je lis dans les journaux d’hier que
l’excellent journaliste, l’auteur de l’article que j’incrimine, a glissé et
s’est cassé le bras. Animé d’une vive compassion, je lui souhaite une prompte
guérison – mais j’aimerais lui demander affectueusement de repenser cette
affaire au moment où (sous anesthésie, bien sûr) on lui remettra en place son
os cassé.
Enfin, en ce qui concerne des enfants qui
exigeraient de leur mère d’avoir souffert…
Apparemment les enfants devinent quelque
chose de la différence entre souffrance physique et souffrance psychique, et
que ces deux sont parfois contradictoires : une souffrance physique peut
apporter une joie psychique et inversement. Les Saintes Écritures auront donc
gain de cause, même si la science intervient dans les affaires du corps.
Autrement comment pourrais-je interpréter les mots du petit Toto qui sous mes
oreilles hurlait aux oreilles de sa maman chérie quand elle lui a refusé un
troisième carré de chocolat :
- Gare à toi ! Tu me refuses le
chocolat – pourtant tu étais bien contente de me mettre au monde, hein ?
Pesti Napló, 14 janvier 1937.