Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FOI ET
CRÉDULITÉ
Gabi, mon fils, tu es désormais un jeune adulte, mais je ne te
vois pas partir quelque part sur la route que tout homme doit parcourir. Tu
piétines en hésitant, tu choisis, tu te lances, tu t’arrêtes, tu réfléchis, tu
fais du sur-place. Tu n’es pas "fait pour la vie" comme on dit – les
habiles et les débrouillards te jettent un regard dédaigneux quand ils te
voient, alors que les prétentieux qui aiment attribuer leur condition
extérieure et intérieure à leurs mérites, te reprochent ta paresse et ton
indifférence. Moi je sais pourtant que tu n’es ni paresseux ni indifférent, que
tu as aussi bon appétit, bonne volonté et enthousiasme que les autres jeunes
gens. Tu aimerais travailler, lutter, faire valoir tes talents. Et tu aimerais
trouver ta voie. Mais tu as un grave problème : tu ne sais pas lire la
carte. Et au lieu de l’étudier, tu t’adresses à des voyageurs pour toutes
sortes d’informations. Tu interroges n’importe qui pour savoir par où passer,
et ensuite tu ne peux pas te lancer car tu as reçu cent réponses différentes.
Tu restes donc arrêté, étonné, dans le
carrefour et tu ne te rends pas compte qu’évidemment, à l’exception d’une
seule, toutes les autres indications étaient fausses. Ou consciemment
mensongères ou fausses par stupidité. Mais laquelle était juste ?
Tu ne l’apprendras jamais, aussi longtemps
que tu compteras sur les hommes pour le savoir, et que tu ne te résoudras pas à
chercher la réponse dans les faits, dans la carte taciturne mais sans
équivoque.
Tu es la victime d’une crédulité incurable.
Toute ta vie tu as toujours été d’une comique
crédulité. Tu fais penser à ta tante Elza, la
peintre, tu empruntes quasiment sa voix et tu fronces les sourcils comme elle
quand quelqu’un essaye de te faire marcher avec une blague bizarre, tu
demandes : « vraiment ? », et tout le monde se moque de toi
et on dit que tu es un nigaud.
Tu avais six ans, tu étais en CE1 à l’école
de l’avenue Miklós Horthy. Nous habitions au 2 rue Verpeléti. Un jour, à midi tu rentrais de l’école, c’est
par hasard moi qui suis venu t’ouvrir la porte quand tu as sonné. Quand je t’ai
aperçu par l’œilleton de la porte, tu te tenais sérieux et confiant devant le
seuil, ton cartable sur le dos – il m’est venu une idée diabolique. J’ai ouvert
et je me suis planté devant toi, l’air sévère, renfrogné, hostile. J’ai demandé :
- Qui cherchez-vous ?
Tu as levé sur moi des yeux écarquillés.
- Papa… - tu as dit, tu as essayé de
rire mais tes lèvres se sont courbées vers le bas.
Moi je n’ai pas abandonné ma farce aussi
vite. La figure inchangée, j’ai poursuivi calmement et fermement :
- Veuillez me dire qui vous
cherchez !
- Mais… papa…
- Je regrette, il doit y avoir une
erreur. Vous devez confondre. Dites-moi qui vous cherchez.
Tu ne riais plus. Tu restais là pâle,
bouche bée. Incapable de parler. Tu ne t’es ressaisi qu’après ma quatrième
question pressante.
- Je cherche les Karinthy… - as-tu
chuchoté d’une voix à peine perceptible, évanescente.
J’ai hoché la tête.
- Je l’ai bien pensé. Vous vous êtes
trompé d’étage. Les Karinthy habitent l’étage au-dessus. Bien le bonjour.
Et je t’ai fermé la porte au nez. Mais j’ai
continué de t’observer à travers l’œilleton. Tu es resté une longue minute
devant la porte fermée, déconcerté, paniqué. Puis tu as fait demi-tour et
lentement, méditatif, tu t’es mis à grimper l’escalier…
Oui, mais aussitôt j’ai couru après toi et
je t’ai embrassé partout en riant. Alors…
Crois-tu que cela se passera toujours aussi
bien ?
Tu dois enfin apprendre la différence entre
foi et crédulité…
Celui qui fait confiance aux hommes est
seulement crédule. On ne doit croire que les faits. Visibles et tangibles.
Mais ça prend du temps d’apprendre à croire
ce que nous voyons, en dépit de notre crédulité.
Ne crois pas les hommes, pas même moi. Mais
crois à la vérité de ce que je viens de t’expliquer.
Az Est, 9 janvier 1937