Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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on rend service

Je tâche de me planquer dans un coin du café – mais la chose est sans espoir, Andor est grand de taille, il a une vue plongeante et de puissantes lunettes, à peine quelques instants plus tard il me hèle avec des grands gestes :

- Ah, enfin, individu peu sérieux et peu fiable, je craignais déjà de ne pas te trouver à ta place.

- Bonjour mon cher Andor, je t’en prie, prends place.

- Prendre place ne suffit pas, commande-moi quelque chose, je ne suis pas comme d’autres qui consomment à l’œil dans un café.

J’espère que ce "d’autres" ne me vise pas, pourtant ce serait bien possible, parce que Andor, depuis qu’on se connaît, est constamment sévère à mon égard, sévère et injuste.

- Qu’est-ce que tu souhaites, un petit noir ?

- Tiens donc, un petit noir le matin… chez vous peut-être, les bohèmes. Nous, provinciaux, pardonne-moi, mais nous soignons davantage notre bedaine. Un petit en-cas, garçon ! Un petit en-cas bien de chez nous, j’ai mon canif, n’oubliez pas les oignons jeunes… à boire… pas besoin de boisson, je me contenterai d’un vermouth.

J’observe avec inquiétude son bon appétit. Je me doute qu’il ne va pas tarder à aborder le sujet – nous ne nous rencontrons pas souvent, mais à chaque rencontre il vient juste de subir certains désagréments, que je suis seul à pouvoir arranger. Je dois en revanche faire très attention de ne pas trop le bombarder de questions, car Andor est un être sensible et fier, avec tous ses malheurs, il n’aime pas se plaindre – je suis chaque fois presque obligé de deviner ce dont il s’agit.

- Alors, ça boume ces temps-ci ? – je demande cette fois encore d’un ton bonhomme.

- Arrête ton char, s’impatiente-t-il, ça vous va très mal, gens de la ville, de faire le populaire, surtout aujourd’hui où tout n’est pas rose pour moi.

- Quelque chose ne va pas ?

- Ça ne va pas quand on a une jambe cassée. Moi je n’ai pas de problème de santé, grâce à Dieu. C’est peut-être parce que j’évite de boire du café le matin. Contrairement à mon beau-frère – tu sais, Zoltán, celui de Mándos, mais pas le Mándos de Szabolcs[1], mais le Mándos de Zala…

- Bien sûr, bien sûr.

- Bien sûr, bien sûr, tu dis ça, mais tu n’as pas la moindre idée de qui il s’agit… Peu importe, il s’agit de ce que je l’attendais pour ce matin, et voici sa dépêche, il ne viendra que mercredi… Or je dois régler la chose avec l’administration aujourd’hui même, demain au plus tard je dois être à Szolnok, sinon ça sent le roussi.

- Eh bien, il y a un express le soir aussi autant que je sache… je vais demander un indicateur des trains.

- Tu peux le mettre là où je pense, ça me ferait une belle jambe.

- Comme tu voudras… ne m’en veux pas… je ne pouvais pas le savoir… en effet, si je suis assis ici, c’est parce que je n’ai plus qu’une demi-heure pour achever ce…

- Qu’est-ce que ça peut me faire ? Termine donc, je m’en fous, moi. Comment diable tu veux que je voyage alors que je n’ai pas un rond ?

- Oh, je comprends… je te rendrais volontiers service, mais malheureusement… toute ma fortune se monte à cinq…

- Il m’en faut cinquante, mon pote.

- Je te répète que…

- Écoute, arrête de faire le distrait ou le dur d’oreille. Mon train part à six heures, tu peux me les apporter pour cinq heures et demie à la gare.

- Je donne une conférence cet après-midi.

- C’est à quelle heure, ta connerie ?

- À cinq heures, au Cercle des Agriculteurs.

- Quelle horreur ! Bon, je m’arrangerai, je serai là à cinq heures moins dix, mais préviens bien le portier qu’il me laisse entrer. Et ne me fais pas la vacherie d’arriver en retard…

- Comment pourrais-je être en retard, je commence à cinq heures.

- Ouais, avec vous les bohèmes, il y a toujours quelque chose qui cloche – excuse-moi, mais tu n’as pas la réputation d’être particulièrement serviable, cette fois aussi, tu as la flemme de venir jusqu’à la gare. Bon, salut ! N’oublie pas pour la note, j’avais aussi une bouteille de bière brune. Et donne un pourboire convenable au garçon – j’ai une réputation à défendre dans la restauration.

Où est-ce que je vais bien pouvoir trouver cinquante pour cet après-midi ? Je les demanderai comme avance pour la conférence.

Si au moins je savais d’où je le connais cet Andor…

 

Magyarország, 29 juin 1937

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[1] Mándos, un village ; Szabolcs et Zala sont des départements.