Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la comÈte[1]

Vers minuit je suis resté seul à la terrasse du café près du Danube, face à la Citadelle dont on venait d’éteindre l’illumination. J’avais sommeil, je laissais papilloter un peu mes yeux avant de me lever de ma chaise, pour un meilleur sommeil plus tard. C’est entre deux clignements qu’il a dû s’asseoir à ma table, parce que tout à coup il se trouvait là. Je me suis senti gêné, je lui ai dit :

- Excusez-moi… J’ignore vraiment à qui…

- Laissez, dit-il pendant qu’il se détournait, légèrement nerveux. – Vous savez qui je suis, seulement vous ne me reconnaissez pas de si près. Chut, n’attirez pas les regards, je suis ici incognito.

J’ai en effet senti ou plutôt deviné qui il était. Cette grande tête, cette crinière rouge flottante lui retombant artistiquement sur le front, ce cou long, cette figure mince de grand échalas… Mais alors, comment est-il possible…

Il tourna la tête, inquiet.

- Ne vous cassez pas la tête, allez ! Eh bien oui, c’est moi. Pas officiellement. Officiellement je devrais me trouver à la réception. À minuit on m’attend solennellement à l’observatoire du Mont Souabe. Des journalistes, des savants, comme d’habitude. Je n’en peux plus – je n’en peux vraiment plus, dites donc !

Il agrippait passionnément sa chevelure flamboyante. C’est alors que je l’ai reconnu. J’ai failli m’écrier.

- Mais, d’après les calculs…

- Oui, oui, toujours ces maudits calculs… Ça ne vous est pas égal à vous ? Ces misérables soixante-dix millions de kilomètres de plus ou de moins… Vous aussi vous me rabâchez ces données officielles, même en face de moi ?...

Il trépignait distraitement.

- Il fait chaud… Et si on buvait quelque chose ?

- Bien sûr, volontiers… Que désirez-vous, du vin, quelque chose de fort ?

- Du cognac si possible… Du trois-étoiles…

Il poussa un soupir. Il a vite descendu trois petits verres, avant de se mettre à parler de lui-même.

- Bon, j’arrive avec un peu de retard… mais c’est très relatif… j’étais déjà là une semaine plus tôt, mais vous savez… écoutez, je serai franc. Ce cognac est excellent.

Il se mit à méditer, regarda distraitement vers le ciel, au loin. Au-dessus de la citadelle noire une étoile lumineuse se mit à briller – c’est en suivant son regard que je l’ai remarquée.

- Vous la connaissez ? – me lança-t-il un peu comme accessoirement.

- Naturellement, c’est Vénus. Elle a bonne mine aujourd’hui.

Il acquiesça.

- Elle est jolie.

Puis, sur un ton neutre :

- On dit qu’elle sort avec Saturne… Vous n’êtes pas au courant ?

- Non, comment le saurais-je ?

Il se tourna vers moi, animé d’une passion violente.

- Comment ? Mais ne voyez-vous pas qu’il lui a acheté un anneau ?

- Parlez – l’ai-je encouragé.

- Alors écoutez ! Il y a soixante-quinze ans… Lors de mon dernier passage chez vous… Une nuit telle que celle d’aujourd’hui… Bref, vous me comprenez… Elle m’a promis de venir avec moi, de me suivre… De laisser tomber le confort, la sécurité… Je lui écris, je la presse… Elle ne répond même pas… Voilà quinze jours… je n’en peux plus… je reviens en personne… Je tâche de lui parler… Elle fait celle qui ne me connaît pas… Elle s’est engagée avec ce… avec ce… bureaucrate… Une planète… évidemment, le confort, un poste sûr… un salaire fixe, cinquante mille photons par an, dans la grande lumière… Hé, garçon, vous n’avez plus de cognac ?

J’étais de plus en plus inquiet. Surtout avec ce qui a suivi :

- Vous voyez le topo… De quoi j’ai l’air maintenant… Mon départ a été brusque, je n’ai pas prévu l’équipement… De toute façon, ça gaze, vous n’êtes pas au courant ?... Le vieux s’est lancé dans une nouvelle entreprise… une troisième voie lactée… il investit tout son argent là-dedans, il ne pense plus à nous, vous vous en êtes sans doute rendu compte. Demain je pourrai repartir… Nous serons le combien ?

- Vendredi treize.

- J’aurais dû m’en douter… J’ai bonne mine. Que dois-je faire ?

J’ai cherché des excuses, gêné :

- Moi-même par hasard… juste aujourd’hui… je n’ai rien pu prévoir. Je vous le dis franchement, je n’ai pas un rond…

Un morne silence pesant s’installa. Puis tout à coup il héla un violoniste tsigane :

- Hé, vous !... Venez… jouez à mon oreille « Des étoiles jumelles brillent rarement au ciel ».

Le Tsigane joua, lui, il chanta, je les écoutais, angoissé. Il poussa son verre devant moi d’un geste ferme.

- À bas les soucis, camarade… Nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? À la tienne !

- À la tienne… Pour ma part…

- Nous sommes certainement cousins, d’Ève ou d’Adam… Est-ce que tu connais un certain Einstein ? On dit qu’il roule sur l’or.

- Mais non, il a même dû émigrer.

- Lui aussi ?... Et cet autre… Comment il s’appelle déjà… Ce Newton… On ne pourrait pas en tirer quelque chose ? Je l’ai bien connu.

- Il est mort.

- Qu’est-ce que je disais ? Un vendredi treize… Bon, salut, je dois partir.

Et puis alors il a disparu. Je n’ai vu qu’une traînée scintillante derrière lui, au loin. J’étais toujours assis à la même place, avec le prix de neuf cognacs à régler. Je ne m’assoirai plus jamais avec une comète.

 

Magyarország, 14 août 1937

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[1] Il s’agit de la comète Finsler, visible en juillet et août 1937.