Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Mots et notions

 

Euh… Oui, euh, comment on dit déjà… ? Oui, oui, la velléité.

Merci, cher jeune homme. Merci, mais en même temps je proteste modestement. Non, pas contre le mot, mais contre le sourire fugitif qui a parcouru vos lèvres et dont vous croyez que je ne l’ai pas aperçu, parce que je vous parle de profil et le crépuscule commence à envahir le jardin. Ne vous excusez pas, moi aussi j’aurais souri quand j’avais vingt ans. Vous avez vingt ans et qui plus est, vous êtes l’un dans l’autre une âme sœur, poète et esthète, et j’ajoute tout de suite, plein de talent, d’âme et de corps jusqu’au bout des ongles. Je sens aussi par ailleurs que vous ne me méprisez pas, vous ressentez la même parenté, et si vous avez souri, ce n’était pas de moi dans l’ensemble, mais peut-être seulement d’un de mes états imaginaires. Avouez-le, ne tournez pas autour du pot, vous ne m’offenserez pas. Vous avez dû penser quelque chose comme : « eh bien, il vieillit tout de même, le vieux, les mots ne lui viennent plus à l’esprit, le poteau et l’échelle de corde glissent sous les pieds de l’artiste du trapèze, tout l’échafaudage compliqué dans lequel il a passé sa vie, les mots ne se sont plus présentés au moment fatidique, il oublie la langue, lui qui, à l’instant, traversait le jardin avec un monsieur anglais à ses côtés, peinait parce qu’un mot anglais simple ne lui revenait pas ».

Tout cela est vrai et si pourtant cela ne m’offense pas et ne m’effraie pas, c’est parce que ce n’est quand même pas la vérité, tout au moins pas sous ces apparences. Ces mots manquants, les ratés momentanés du moteur des mots ne signifient pas un affaiblissement, une dégradation du moteur principal, mon intelligence, ils sont en relation avec un tout autre processus.

Écoutez, ce sera grave et le problème commencera quand la notion ou la véritable interprétation de la notion que symbolise le mot ne me viendra pas à l’esprit. Actuellement il s’agit exactement du contraire. Moi je prends cela sans surprise, je le trouve même très naturel. Au fur et à mesure que, par suite de beaucoup d’exercice, d’expérience, de sélection, de contrôle et de nettoyage, le sens véritable, réel d’une notion se dessine en moi de plus en plus clairement ou, disons, nettement, son sens, je le répète, et non sa signification, c’est-à-dire pas la convention avec laquelle nous interprétons communément ce mot, ce mot par lequel nous avons l’habitude de désigner la notion devient de plus en plus inintéressant, moins important, de plus en plus aléatoire, négligeable. Et étant donné que je ne sens plus le mot comme l’unique désignation possible et fatale de la notion, j’oublie facilement le mot, comme nous oublions un numéro de téléphone dont nous n’avons plus besoin parce que nous sommes en contact personnel permanent avec notre correspondant ! Puisque, je me réjouis de m’en rendre compte, le mot avec lequel nous baptisons une notion n’est guère plus qu’un chiffre distinctif qui empêche de la confondre avec d’autres notions, pas même un chiffre, une lettre algébrique dans une formule, qui représente la relation entre les notions. Le mathématicien débutant qui ne voit pas encore tout à fait clairement les quantités dont il s’agit, se raccroche avec frayeur à la convention algébrique donnée, sans laquelle il risquerait de s’embrouiller. Plus tard, quand il sera plus familier dans le monde des valeurs anonymes, il lui deviendra indifférent si je désigne la valeur du temps par un s et la valeur de l’espace par un t, ou l’inverse, il veillera seulement à désigner chaque fois la même valeur par la même lettre dans la même formule, et ceci aussi pour une meilleure communication pédagogique et non pour l’expression en quête de la vérité.

Tiens, le mot anglais que je cherchais tantôt me revient à l’esprit : orphan, c’est-à-dire orphelin ! Je vous rassure, ce n’est pas mon anglais qui faiblit, j’aurais aussi bien pu oublier ce même mot en hongrois. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que je commence à trop bien comprendre ce que cela représente d’être orphelin. Je le comprends très bien, je le comprends autrement, plus profondément, plus simplement, plus généralement, plus indépendamment d’idées fixes secondaires troublantes et passionnelles, donc plus correctement que cette dame qui a éclaté en sanglots sur le destin du petit garçon orphelin, quand le monsieur anglais en a parlé. Elle a sangloté, or je sais très bien qu’en d’autres cas où l’orphelinage était plus irréparable, plus tragique, plus malheureux qu’ici, elle est restée totalement indifférente. J’ai le soupçon que c’est le mot qui l’a faite pleurer et non la notion d’être orphelin. Moi, un mot ne peut pas me faire pleurer, et par-dessus le marché je ne le trouve même pas bien choisi. J’ai en effet compris que, s’agissant d’une notion relative, polysémique, on l’utilise souvent de façon erronée, pour qu’il éveille la compassion, or la réaction adéquate serait l’envie. Mais c’est justement cela qui fait que pour les âmes enfantines ou féminines (les deux se ressemblent) les mots habituels dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent ne sont que des stimuli, des suggestions pour éveiller des associations mécaniques d’images dans le réservoir des souvenirs. Des moyens déclencheurs, des catalyseurs, qui ne servent pas à transmettre la vérité, mais qui servent seulement à libérer des passions latentes accumulées. (Exemple : les slogans.) Leur impact ressemble un peu à celui de la musique. Leur sens n’a pas d’importance, seulement leur force suggestive de sentiments. Vous savez très bien que dans des époques romantiques (c’est dans ces époques que la nature des mots décrite ci-dessus est la plus forte) de nombreuses vierges fanent et se suicident avec sur leurs lèvres le verbe "aimer", des vierges qui n’avaient jamais eu la moindre idée de ce qu’est l’amour dans nos vies, en valeur et en sens, en plus et en moins. Ne vous êtes-vous pas aperçu comment fait cette autre dame d’un certain âge dans la pension, au numéro 7, pour se remonter quand elle a envie de pleurer ou de se mettre en colère ? Ne répète-t-elle pas des mots, de plus en plus fâchée, tapant sur les mots comme elle frappe sa bouilloire, jusqu’à ce que des larmes jaillissent par ses yeux, cette valve de sécurité de la chaudière des passions ? Elle pourrait aussi bien y parvenir en prisant du tabac, comme c’était la coutume au siècle dernier.

Attendez un peu, je sais ce que vous voulez dire, ou plutôt pas vous mais le poète dont l’âme a emménagé dans votre âme. Allons donc ! Vous n’imaginez tout de même pas que je prêche globalement contre le culte des mots, que je serais un traître de ma vraie patrie, le dictionnaire ? Ou que j’aurais succombé à un désir puissant et maladif de la mort, à un appel de fureur pour que périssent les mots mortellement compromis et qu’advienne le monde abstrait de la raison pure ? Et quoi encore ! Non, non, mon cher jeune ami, j’ai une idée foncièrement autre. Je sens ce que nous devons sentir à tous les tournants de siècles, quand nous assistons à la naissance d’un nouveau dictionnaire, plus précis, plus efficace, plus vigoureux que l’ancien. Ce sont des époques critiques, je vous l’accorde. Dans les belles lettres et encore plus dans la poésie, l’art de la forme décline, l’art qu’avait rendu possible le crédit des mots, or ce crédit faiblit, nous tendons et tordons les formes, nous bégayons et bafouillons comme celui qui apprend une nouvelle langue encore inconnue. Nous nous détournons de l’orateur tant admiré, nous prêtons une nouvelle attention à ceux qui recherchent des tenants et aboutissants plus profonds, plus vrais, et qui essayent de formuler la vérité éternelle de façon plus compréhensible, plus vivante. Vous rappelez-vous ce que j’ai cité hier ? J’attends la rédemption du monde non de la reconnaissance de la nouvelle vérité, mais simplement d’une nouvelle formulation.

Je soupçonne que je n’oublie que des mots qui ne serviront plus dans l’avenir, car nous sommes en possession de mots qui conviendront mieux : des mots passe-partout.

 

Pesti Napló, 25 juillet 1937.

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