Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Missions de la vieillesse
À propos d’un
roman-feuilleton
Pour bien faire,
j’aurais dû parler de roman-feuilleton en un seul épisode, et mettre dans la
bouche du héros imaginaire les mots avec lesquels il commente l’opinion d’un
autre héros imaginaire, lequel à son tour réfute les vues plus anciennes de ma
modeste personne dans un roman passionnant et magnifique que Zsigmond Móricz
publie actuellement dans les colonnes de Pesti Napló[1]. Le
débat public entre écrivains, autrefois coutume si noble et si productive, est
malheureusement passé de mode, ou plutôt se noie dans les eaux futiles de la
politique. À l’heure actuelle si un écrivain a quelque chose à dire ou à
contredire à un autre écrivain, il ne peut le faire qu’indirectement, à travers
l’un de ses personnages fictifs, en cachetant son message sous double
enveloppe, à l’instar des courriers ou des devises interdites que l’on faisait
traverser en pays ennemis par des contrebandiers, dans la doublure de leur
pèlerine. C’est ainsi que parfois nous dialoguons
entre nous, écrivains, dans ces jours de l’oppression plus grave que toute
oppression officielle, sous laquelle est écrasée notre propre vie, dépendante
du goût de nos employeurs et de notre public. Je remarque que la chose a aussi
cet avantage que la marchandise de contrebande est au moins cachée dans de la
matière solide, impérissable, comme un trésor creusé dans un mur devant un
danger. D’ailleurs ce ne serait pas sans intérêt, pensons-y seulement, un
nouveau genre littéraire pourrait naître, des romans et des pièces, dans
lesquelles écrivains et penseurs sur la bouche desquels s’est assis
"l’esprit du temps", pourraient s’envoyer les uns aux autres leurs
messages sur cet esprit du temps avec des arguments mis dans la bouche des
personnages de leurs œuvres, avis que personne ne leur a demandé et qui
n’intéresse personne.
Je me trouve dans la situation heureuse où
je ne suis pas contraint de recourir à cette voix indirecte pour entrer en
débat avec un personnage du roman de Zsigmond Móricz, le sculpteur génial qui,
à propos de mon écrit mettant face à face Goethe et Napoléon, sculpte un
chef-d’œuvre de quelques vérités éternelles sur le socle de cette question. En
effet, ce sculpteur qui, lui, a été sculpté excellemment par Zsigmond Móricz,
développe parfaitement et sans réserve mon opinion sur cette question dans un
dialogue mené avec sa jeune épouse. Le sculpteur présente la chose très
habilement à sa femme (qui manifestement ne faisait pas partie de mes lecteurs)
comme si j’étais pro-napoléonien un avis
contraire au mien, alors que (madame le saurait si elle était une de mes
lectrices) je suis tout autant du parti de Goethe que le sculpteur du roman.
Si donc j’interviens tout de même à propos
de ce roman, en l’occurrence directement et non pas le biais d’un autre genre
littéraire, je ne se fais pas pour souligner davantage l’avis immodeste de ma
personne modeste. Je le fais parce que dans l’épisode suivant Zsigmond Móricz continue
sa réflexion, non en usant du héros de son roman, mais en son propre nom, cette
fois dans un domaine vaste et général, fondé sur des expériences personnelles
très intéressantes. Si j’examinais la chose sous une loupe sévère, je devrais
moi aussi attendre que le poète "dise tout son soûl", au moins
parvienne à la fin de son roman (au fur et à mesure de l’évolution des
caractères les visions du monde peuvent aussi évoluer) – mais Zsigmond Móricz
n’a pas attendu lui non plus la conclusion du roman de ma vie lorsqu’il m’a
fait apparaître en représentant d’une position précise, définitive. Je me venge
donc et j’interviens déjà à propos de cet épisode.
Cet épisode pourrait s’intituler : les
missions de la vieillesse.
Le poète, se référant à ses observations faites
sur lui-même, parvient à la conclusion que vers la cinquantaine dans la vie
d’un travailleur commence une période où il se sent blasé et fatigué dans la
création. La meilleure chose qu’il a donc à faire c’est de cesser le travail
pour un temps et – tournure surprenante ! – chercher à gagner de l’argent. (Je reconnais que cette tournure
n’est surprenante que pour un profane. Nous, travailleurs de la création,
savons bien que les deux choses sont différentes. À la question « à quoi travaillez-vous, Maître ? »
j’ai moi aussi l’habitude de répondre : « je n’ai pas le temps de
travailler, je dois gagner de l’argent »). Il pense à la création de son
quotidien, à sa famille, il tente d’assurer leur avenir, vaquer à son devoir de
citoyen. Ensuite, quand il a dépassé cette période et s’il en a toujours envie
– il peut éventuellement commencer une nouvelle vie, chercher pour lui cette
nouvelle tâche qui parachèvera son œuvre, comblera les manques – c’est ainsi
que naissent certaines œuvres d’une importance majeure, attestant éloquemment
qu’un artiste créatif travaillant pour la durée est tout de même plus important
qu’un homme politique servant les circonstances du moment, voire un dictateur.
Bref : l’homme de cinquante ans doit
vaquer à son devoir de citoyen.
Or.
Je n’ignore pas que ce n’est pas une tâche
valorisante de soulever un avis contraire à une telle sagesse séduisante, que
le sage peut étayer d’autorités et de philosophes tels que justement Goethe qui
était lui aussi d’avis qu’il n’est pas digne de l’âge avancé de renier
romantiquement la réalité ou de revêtir la pose de martyr du Christ : le
Christ lui-même ne l’aurait pas assumée s’il avait vécu plus que ses
trente-trois ans.
Pourtant je vais essayer, et ceci non pour
faire de nécessité vertu. Je peux me référer à mes écrits de première jeunesse
dans lesquels je trouve déjà des traces de l’argumentaire qui suit. Et pas non
plus pour le paradoxe, ou si oui, je me colle à ma vieille conviction que je
m’approche le plus de la vérité lorsque je renverse l’opinion publique cul
par-dessus tête.
Le paradoxe nous dit cette fois : un
vrai révolutionnaire ne peut pas avoir moins de cinquante ans.
Le bon sens de bonne foi n’est heurté par
cette thèse que de prime abord, et il
heurte seulement les personnes qui sont fortement sous l’influence de la
vision poétique identifiant l’âme révolutionnaire à l’élan de la jeunesse,
courage, adoration de la justice.
En ce qui concerne le courage, je ne vois
pas pourquoi serait plus courageux, plus téméraire, pourquoi mépriserait
davantage la mort cette jeunesse qui a encore de plus de temps à vivre et qui a
donc plus à perdre, que la vieillesse.
Quant à l’adoration de la justice, une connaissance de la justice est
manifestement plus précieuse. Pour le quinquagénaire c’est simplement parce qu’il connaît mieux et depuis plus
longtemps ses défauts et imperfections, que l’ordre établi est antipathique et
à rejeter. Il peut donc souhaiter le changer plus fortement et avec une
meilleure conviction.
Selon mes connaissances historiques et mon
expérience, les jeunes gens, dans l’espoir qu’ils auront le temps de faire leur
trou dans le combat à vie contre l’ordre établi, sont souvent plus rusés, plus
diplomates, plus fayots, plus conservateurs, plus réactionnaires, que les
vieux. Si je me décidais un jour à écrire la biographie du révolutionnaire
authentique, je ne choisirais pas pour héros Camille Desmoulins ou Petőfi,
mais le vieux Bem[2] (au demeurant Petőfi aussi a choisi Bem) – ou un révolutionnaire de la science, le vieux
Galilée, ou Pasteur, ou Mendel, le vieux moine serein.
Alors quand il s’agit d’artistes ! Une
seule mission digne l’attend s’il se sent fatigué de la création
artistique : essayer de chambouler et de repétrir le monde existant.
C’est mon message à Péter, le sculpteur
quinquagénaire, et son créateur, Zsigmond Móricz.
Pesti
Napló, 1er septembre 1937.