Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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berceuse centrale

J’y ai pensé hier soir quand je me suis couché vers deux heures et demie en me disant que je devais me lever à six heures pour le train du matin, pour l’excursion de la fin de la semaine. Je ne m’endors jamais tout de suite, et quand je sais que la nuit va être courte, cette pensée m’empêche de m’endormir : vais-je me réveiller à temps ? La bonne dort déjà, on ne peut pas lui faire signe – et si elle se réveille aussi plus tard demain, puisque ce sera dimanche ?

Tout à coup je me rappelle que le central téléphonique dispose d’une excellente invention, le service du réveil. J’ai aussitôt apporté et posé le téléphone près de mon lit, j’ai appelé le standard et demandé au préposé officiel de me réveiller à six heures, mais avec la même certitude et la même précision que cette pauvre… comment s’appelait-elle déjà ? J’ai un trou, j’ai un peu sommeil… Ça me revient : la pauvre Madame Délire qui, s’étant levée de ses coussins comme une démente, a couru à la prison et s’est écroulée sur ses fils.

Le préposé n’a pas très bien compris ma citation mais m’a fermement promis, bien qu’un peu fraîchement, de me réveiller.

Rassuré, je me suis laissé retomber sur mes oreillers : maintenant je vais certainement dormir. Mais au contraire, j’étais à tel point satisfait de mon raisonnement que, comme l’inquiétude auparavant, maintenant c’est la fierté qui m’empêchait de m’endormir.

Cela m’a franchement mis en colère et m’a encore plus réveillé. Dis donc, mon pote, me suis-je rabroué, même le central ne peut rien pour toi.

Ou plutôt…

Tiens donc, comme c’est simple, ça a valu la peine de rester éveillé.

Je me rendrai demain à la poste et j’annoncerai mon invention.

Il existe déjà un service du réveil, pourquoi n’existerait-il pas aussi un service d’aide au sommeil ?

C’est magnifique.  N’est-ce pas magnifique ? Les gens avalent des somnifères coûteux, du véronal ou d’autres – une dose correcte coûte plus de vingt fillérs, plus que ce que je dépenserais pour ce service, et cela peut même miner la santé.

J’imagine mon central d’aide au sommeil breveté comme un laboratoire équipé de disques de gramophones, où l’on met en route la berceuse qui convient pour le client qui a commandé ce service.

Selon le goût de chacun, conformément à ses désidérata, en partant de l’observation psychologique que nous ne pouvons nous endormir qu’avec des idées agréables, divertissantes et assoupissantes.

Pour des esprits puérils, des contes sur Cendrillon, sur l’héroïne polyandre du pays des fées, qui est enlevée par sept nains à la fois, avec la facilitation de la responsabilité matérielle divisée en sept parts.

Pour des gens secs, ennuyeux, un standardiste comptera de un à cent, ou il fera sauter des moutons par une clôture, jusqu’à ce que le client l’arrête en disant, merci, je dors déjà.

Les mélomanes pourront écouter la berceuse de Mozart jouée par une fanfare militaire.

Les anxieux pour l’avenir de l’Europe pourront assister au discours pour la paix de Monsieur Eden.

À moi, on me lira le roman de mon confrère prix Nobel, le styliste raffiné qui analyse à travers un demi-volume les impressions d’un instant.

D’autres variantes merveilleuses ont défilé encore dans mon esprit. À six heures du matin j’ai téléphoné au central pour qu’ils ne se fatiguent plus, je suis réveillé.

Après cela, je me suis endormi comme un bébé et j’ai raté mon train.

 

 Az Est, 2 septembre 1937.

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