Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Loi de la jungle et civilisation
Le fameux paradoxe : « si tu veux la
paix, prépare la guerre », m’a toujours procuré un léger écœurement. Si
l’histoire présentait ne serait-ce qu’un seul exemple de pays qui aurait pris
peur et aurait gentiment jeté les armes, on pourrait peut-être concevoir
"ce raisonnement" comme une argumentation pacifiste. Mais ainsi, à
défaut d’exemples, les arguments des Anglais qui se voulaient rassurants
restent une faible théorie. La raison logique a plutôt tendance à écouter le
cri d’alarme de Roosevelt par lequel il prédit la fin de la civilisation
humaine si à la dernière minute on n’arrive pas à empêcher qu’en sanction
contre la violence les gouvernements et les constitutions des pays civilisés
qualifient la loi de la jungle de droit ordinaire. Non, on ne fait pas de lard
avec des chiens et les canons ne serviront pas à farcir les saucisses –
l’intelligence de faire peur est une intelligence perverse.
Et pourtant…
Et si l’alarmisme tuait la frayeur elle-même ?
Cette possibilité m’a effleuré l’esprit
pour la première fois cette semaine.
J’ai par hasard été plusieurs fois au
cinéma et par conséquent j’ai dû regarder à plusieurs reprises les mêmes
actualités, selon diverses prises de vues, photographiées de différents côtés.
Dans toutes les parties du monde les
présentations sur les préparatifs militaires ont cette semaine largement occupé
l’écran. Des soldats disciplinés défilent en rangs sans fin, une deux, une
deux, les rayons du soleil étincellent sur leurs casques métalliques, les
baïonnettes brillent, des visages martiaux se crispent. Une escadrille
vrombissante noircit le ciel, telle une nuée de criquets – leur rang s’élève
au-dessus des nuages avant de piquer en loopings, une pluie de shrapnells
dessine des lignes régulières, pendant que des fleurs blanches cotonneuses
jaillissent du sol à distances régulières. Des canons, encore des canons, des
mitrailleuses – en gros plan, l’arrière-plan en est plein aussi, jusqu’à
l’horizon – et au-delà de l’horizon, sur l’océan se promènent des châteaux gris
en jupe corpulente, nouveaux genres de tortues géantes, des poissons à épines
hérissés de batteries pointées : des galets sauteurs, des torpilles
fendent la surface en sifflant. Mais le plus horrible ce sont les chars
d’assaut ! Ces vers ou larves éléphantesques (en anglais on les appelle
des caterpillars,
c’est-à-dire des chenilles), quand leur dos souillé, luisant, sort de la terre,
commence péniblement à ramper devant tes yeux dégoûtés et terrorisés, ils
renversent les jeunes arbres des bosquets, ils basculent dans des fossés, une
minute plus tard ils se redressent en exposant leur ventre hideux, puis
ressortent en haletant, essoufflés, et continuent leur avancée brinquebalante…
C’est épouvantable.
Épouvantable ?
Et pourtant – je crois que c’est justement
en observant un tel exercice de chars dans une revue militaire qu’un sentiment
s’est transformé en un autre en moi – c’est là que la grande Alerte a franchi
le pas critique, pour basculer de la terreur majestueuse en imbécillité et en
ridicule.
Au début ce rire ne faisait que me
chatouiller, du diaphragme il est monté jusqu’à la gorge, je m’imaginais qu’il
se transformerait en pleurs ou en une crispation de peur. Mais voilà que
j’avais raison un jour dans un essai sous le titre de "peur, dégoût,
comique" et dans lequel je démontrais la parenté entre le rire et le
vomissement. Cela a commencé doucement, cela faisait un petit bruit comme un
gémissement, ensuite j’ai remarqué une sorte de vibration dans mon ventre et
dans ma gorge. Je gloussais. Je gloussais et le
gloussement glissait en un rire. Le rire devint impératif, je dus m’abaisser
sous la cloison de ma loge, pour ne pas offenser le public – je riais, je me
tenais le ventre, j’avais mal aux côtes du rire retenu, comme à l’école quand
toute la classe rigolait, ou comme si on projetait le meilleur burlesque de
Chaplin sur l’écran. Et plus longtemps je riais, plus le contenu des actualités
cinématographiques déployait son ridicule – le visage des soldats, les avions,
l’approche des officiers et des généraux qui passaient en revue la ligne de
front, à grand effort pour habiller leur visage d’une expression sévère et
martiale.
N’est-ce pas infernal ?
C’est avec
cela que les femmes et les hommes de l’Europe veulent nous faire peur – les
filles et les fils adultes des dix mille ans de civilisation humaine ? Avec cette grenouille de fer et ce
crapaud d’acier, avec ce cafard dégoûtant ? Nous voient-ils tous comme de
vieilles demoiselles hystériques, qui confondraient la peur avec le
dégoût ?
Mais qu’est-ce c’est, qu’est-ce c’est,
qu’est-ce c’est que tout ça, vraiment ? Réveillons-nous un instant de
l’angoisse de ce cauchemar.
Cette gueule de travers n’est pas le
symbole de votre pouvoir et de votre force – elle n’est que la caricature de
notre lâcheté dans nos pantalons.
Ce n’est pas contre votre puissance qu’il
faut lutter, maniaques de la violence et du pouvoir, non contre votre idée fixe
que le destin des peuples et des races et des hommes, le destin de toute l’humanité
ne serait que fonction d’une humeur relative : lequel de nous a davantage
peur de l’autre. Il convient de lutter contre notre propre idée fixe dans
l’ivresse de laquelle nous vous avons crus quand vous prétendiez que c’est la
voie normale de l’évolution et qu’il n’en existe pas d’autre pour nous.
Mais un jour nous nous éveillerons à une
autre vérité : l’assassin n’est pas le seul responsable du meurtre, la
victime l’est aussi pour n’avoir pas su
empêcher, prévenir le meurtre.
Le prévenir, s’il faut, au prix d’un suicide, avec cette force terrible, plus
puissante que tout pouvoir, que donne le courage de ne pas en avoir peur, donc
de ne craindre personne.
Et un jour nous nous mettrons à rire,
d’abord doucement puis de plus en plus fort. Et le couteau s’arrêtera dans la
main effarée de l’assassin, il s’arrêtera comme dans mon vieux rêve qui me
revient souvent et dans lequel, en me cachant d’un bandit qui me menace d’un
poignard je comprends d’un coup que je ne
fais que rêver, que je suis moi-même une image dans mon rêve et le bandit
aussi, et alors je me mets à rire très fort ; et le bandit lève la main et
me frappe, mais son couteau traverse mon corps et je me sépare en deux et je
sautille et danse autour de lui, au-dessus de sa tête et de tous les côtés, et
plus il pique et tranche, plus je tombe en morceaux, plus fort je rigole, et de
désespoir il finit par jeter son poignard et fuir à toutes jambes et mon rire
finit par me réveiller.
Mais où êtes-vous allés chercher que le
progrès technique ne réaliserait pas un jour ce rêve, celui-ci comme tant
d’autres ?
Il s’avérera aussi alors que le « si
vis pacem, para bellum »
n’est pas forcément une ânerie.
Car qui vous garantit, à vous qui vous
armez, qu’un jour quelqu’un ne vous doublera pas, et comme jadis on a inventé
la radio, il inventera un mécanisme que je porterai quelque part dans ma poche
ou dans mon corps et avec lequel je détruirai par la simple pression sur un
bouton celui que je veux, n’importe où sur la Terre – je l’assomme et je
l’assassine sans qu’il se doute seulement de l’identité de son assassin.
Ne pensez-vous pas que ce sera le moment de
conclure enfin la paix entre nous ? Nous serons contraints de nous
convaincre mutuellement, avec des
arguments, de l’importance de la vie de chaque individu ?
Alors nous érigerons une statue à Berthold
Schwarz, inventeur de la poudre à canon, et ce sera un premier pas vers la paix universelle.
Pesti
Napló, 13 octobre 1937.