Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Nourriture bourgeoise
Notes en marge d’un menu
Je me révolte ? Oui, je me révolte. Et
s’il faut j’irai sur les barricades lutter et mourir pour la vérité.
Pour la nouvelle vérité, oui, pour l’idéal
et la liberté, qui est la liberté précisément parce qu’elle ne tolère aucune
limitation, même dans la réalisation de son idéal.
Pourquoi dois-je m’enthousiasmer
exclusivement pour les droits de la pensée ou les droits du cœur ?
Pourquoi ne pourrais-je pas clamer la sainteté de l’estomac, oui, mais pas sous la bannière rouge primitive et
ordinaire du siècle dernier, qui exigeait seulement de le remplir et n’a pas livré bataille pour l’essentiel : de quoi le remplir, comme si langue et
palais n’existaient pas.
Toute ma sympathie va à Marinetti, adepte
enthousiaste des réformes modernes, qui voici quelques années avait lancé une
campagne contre le plat national italien, les macaronis, au nom d’une nouvelle
gastronomie, remplissant la vieille outre de vin nouveau, pinçant de motifs
wagnériens l’art des organes gustatifs sur l’instrument des casseroles, broches
et cuillères en bois.
Oui, je parle bel et bien d’art, même si
peu le reconnaissent aujourd’hui, même les plus téméraires se contentent du
drapeau gastronomie, de même que
jadis la sculpture était nommée taille de la pierre, la poésie pincement de
lyre, et comme beaucoup encore de nos jours qualifient l’amour de sexualité et
reproduction de l’espèce – ces âmes prosaïques, les naturalistes et les
positivistes.
Pourtant l’amour n’est pas la reproduction
de l’espèce et l’alimentation n’est pas la nutrition, sinon dans son origine.
Le génie humain a créé un culte autonome, un art, à partir de l’idée crue de
l’instinct. C’est pourquoi la pensée qu’un jour nous nous procurerions les
calories "nécessaires" sous forme de pilules, est une pensée stupide,
ennuyeuse et technocratique. L’exigence artistique de l’homme ne nourrit pas
par besoin mais par superflu son unique intérêt, l’illusion, et parler de
pilules nutritionnelles est une aussi grande ineptie que se tourmenter pour
déterminer au moyen de quel sérum injecter sous la peau au centre du plaisir
les peintures de Rubens ou les poèmes de Baudelaire.
J’ai donc l’honneur de rejeter avec dégoût
votre argument décisif, Madame, selon lequel je devrais manger ces carottes que
la bonne a apportées pour accompagner les entrecôtes, en laissant ouverte la
porte de la cuisine pour tenir des deux mains le vaste plat, cette macédoine
orange pâle nageant dans une sauce couleur mortier, parce que c’est nourrissant et bon pour la santé. Comprenez enfin
que je ne souhaite pas me nourrir, je souhaite manger. Quant à la santé, j’ai déjà eu
l’occasion d’écrire qu’à l’exception des seuls médicaments amers, n’est sain
que ce qui plaît, et ne plaît que ce qui est appétissant, et n’est digeste que
ce qui a d’abord éveillé l’appétit. Ceci n’est pas une vérité esthétique, c’est
une vérité biologique. Par conséquent les idées (les illusions) qui s’attachent
à un plat, sont bien plus importantes du point de vue de l’appétit que les
ingrédients qui le composent. La phrase mille fois répétée de Brillat-Savarin
sur la semelle de chaussure qu’il est "prêt à préparer" pour un repas
royal ne chante pas la gloire de l’estomac humain, capable de digérer même
cette semelle, mais celle de l’imagination humaine qui transforme un crapaud en
une princesse et la semelle de chaussure en un rôti de faisan. Mais oui, en une
princesse royale, même si vous méprisez cette comparaison
"masculine", parce que dans ce terme composé (du point de vue d’un autre
art, celui de l’amour) le roi est plus important que la princesse, l’illusion
l’emporte sur la réalité. C’est pour le roi que j’aimerais poser un baiser sur
le front de la demoiselle, dans ce baiser, de même qu’ici à cette table, ce
n’est pas la nutrition qui importe mais la gastronomie, et dans le baiser on
pense à l’amour et non à la reproduction de l’espèce.
Vous dites que je ne devrais pas prêcher
autant, je devrais plutôt manger. Mais le hic est que si je prêche c’est parce
que je n’ai pas envie de manger. Qu’est-ce qui me tourmente ? Eh bien, si
à tout prix vous voulez le savoir, je vais vous le dire. J’en ai marre, j’en ai
marre de tout, je suis plein d’amertume, je suis désespéré, je broie du noir,
je suis triste. J’étais plein d’appétit – je dis bien d’appétit et non de besoin de
nourriture. Je m’attendais à des surprises, une récompense à la hauteur de
mon attente. J’attendais des plats et alors on a mis devant moi des nourritures conformes,
traditionnelles et bourgeoises. Comme si à un jeune homme affamé d’aventures
artistiques on donnait à lire des pères de l’Église ou des histoires moralement
utiles. Qu’est-ce que je reproche aux entrecôtes en viande de première qualité
et régulièrement préparées ? Comprenez-le, c’est justement cette régularité
qui fane mon appétit qui pointe. Et cette sauce brunâtre dans laquelle elle
nage, je l’ai si souvent vue depuis l’enfance, quand on l’apportait ou qu’on
sortait les restes ; je revois la table de la cuisine où se vautrent
désespérément ces restes refroidis, dans le suif rigidifié, avant qu’on ne lave
la vaisselle. Toujours la même chose, désespérément et stupidement, sans la
moindre magie de nouveauté, de beauté, d’une surprise inattendue, comme un
roux, ce roux malheureux. Quelle sainteté d’autel peut résider dans la planche
à pâtisserie et les ustensiles de cuisine pour qu’on leur reste si farouchement
attachés ? Je n’arrive pas à comprendre quand je vois qu’il y a du
cinnamome, c’est-à-dire de la cannelle, l’épice la plus vulgaire, la plus obtuse
du monde, à laquelle la cuisine hongroise tient si fort, avec le même
recueillement qu’à sa sœur, la vanille, dont l’odeur de vierge me rend malade
et me remplit d’écœurement – peut-être moins à cause de son arôme qu’à cause de
son nom, un nom si éventé, si minaudier,
si vieille fille, il en émane un effluve si fâcheusement "discret" et
elle rappelle des prénoms tels que Valéria et Ottilia.
Oui, le nom, si vous voulez savoir, parce que le nom est très important, parce
que j’ai mangé volontiers cette chose bizarre, amère, que le menu offrait comme
"rose de palmier panée" et elle ne m’a pas rendu malade, par contre
le "chou patouillé transylvanien", je n’y toucherais pas, pourtant on
dit que c’est bon – de même que, à mon plus grand regret, je serais incapable
de tomber amoureux d’une dame appelée Lujza ou Irma, même si j’étais obligé de
reconnaître sa parfaite beauté, en revanche des dames portant le nom d’Agata,
Emma, Judit ou Éva, même plus pauvres en charmes extérieurs, peuvent toujours
m’espérer. J’invite à un combat impitoyable contre le bouillon de viande et la
viande bouillie ; le premier m’évoque le "petit bouillon
fortifiant" des vieilles femmes et la deuxième n’est que désert et ennui.
Je suis prêt à renoncer à toute
"nourriture" et vivre une vie durant "d’échantillons
d’avant-goût", parce que la nourriture est une réalité qui évoque la mort,
alors qu’un avant-goût est une ambroisie fécondante de l’artiste créateur. Vous
pouvez bien vous moquer – oui, c’est vrai, je ne suis pas un bourgeois, je suis
un affreux bohème destructeur, sans foi ni loi qui a tourné le dos à sa patrie
et à la cuisine bourgeoise – oui, oui, je suis un de ces affreux que les femmes
veulent tromper en changeant la couleur de leurs cheveux et de leurs ongles.
Encore qu’à propos de ce dernier point, j’avoue qu’une femme qui s’offre à moi
comme une grillade fraîche ne me plaît guère, non, parce qu’on n’a pas
l’habitude de consommer les femmes à chaud. Par contre, dans le cas d’un plat
je ne peux pas apprécier l’apparence "honnête" – écoutez, cette
entrecôte, j’aurais aimé la manger et non la conduire à l’autel à l’issue des
fiançailles.
Pesti
Napló, 17 octobre 1937.