Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
mots et images
Notes pour
Dictionnaire et
encyclopÉdie
Il y aurait là le grand Ordonnancement – Ordre
des Notions, l’Encyclopédie, Ordre des mots, le Dictionnaire. L’un pour la
science, l’autre pour l’art. Maintenant (procédé par exclusion !) je mets
de côté ce dernier, je lui jette un regard rapide et je souris. Il n’existe pas
de différence essentielle entre la science et la poésie, les deux sont
porteuses de vérité, leurs lignes prolongées se rencontrent à l’infini. Elles veulent
asseoir des thèses, elles sont assoiffées de rédemption de l’âme
humaine, de clarté, d’éveil décisif à la vraie réalité. En regardant le
Dictionnaire je dois songer que formellement, je pourrais presque dire
mathématiquement, c’est lui qui est plus près de cet accomplissement. Je ne
fais pas allusion, bien qu’il me soit loisible de le faire, à ce que la
richesse des poèmes a souvent précédé, souvent même surpassé la vérité de la
science – j’ai seulement eu une idée pratique. Cette vérité décisive, la
solution, la clé, la constatation des faits et l’appel qui en découlent et
l’allusion à ce qu’il faut faire – tout cela se trouve plus sûrement
dans le dictionnaire que dans l’encyclopédie, où nous avons groupé les mots
suivant un certain projet. Ils se trouvent forcément et fatalement à l’état brut
dans le dictionnaire, comme les sculptures dans le rocher, puisqu’une fois que
nous les aurons trouvées, nous les exprimerons en paroles. Il suffira de les
trier, les grouper comme Cendrillon les lentilles. Pensons aux permutations
dont les composantes sont toutes des mots se trouvant dans le dictionnaire –
autant de mots, autant de combinaisons factorielles, et parmi les phrases ainsi
formées on peut trouver… On peut y trouver tout ce que la pensée humaine
a jamais cherché. On y trouve la recette pour toutes les maladies, on y trouve
la réponse à toutes les questions, on y trouve la solution de tous les maux, on
y trouve l’ordonnance convenant à toutes les éventualités. (Bien sûr il s’agit
de permutations logiques.) Tout projet philosophique ou pratique ne
résulte-t-il peut-être pas de tels travaux de combinaisons et permutations et
variations ? Des constitutions, des sociologies, des inventions et des
découvertes ? Autant d’esquisses pour trouver la cachette de la pierre
philosophale ? C’est bel et bien comme ça ; et vue de cette façon, la
philosophie également n’est que tâtonnement instinctif, dans l’espoir de tomber
sur le Dogme, tel un joueur sur le numéro gagnant. Et s’il en est ainsi, alors
j’ai une préférence pour les poètes, chevaliers intrépides de la chance, qui
méprisent tant le philosophe, de même qu’un joueur passionné méprise l’homme à
systèmes. Le poète le méprise, et il admet franchement, ouvertement, que
lui, il joue avec les mots sans aucun système, dans l’espoir de tomber
sur le bon, et il a mieux confiance dans son succès en s’en remettant au
hasard, que s’il s’en remettait à la certitude d’une recherche sans fin. C’est
pourquoi, plus que les serre-joints de la logique, importent pour lui des porte-bonheur :
les rimes, le rythme et une bonne sonorité – qui sait si le Magistère, la
cohérence décisive n’est pas blottie là quelque part, au fond de deux mots qui
sonnent bien ensemble ? Nous y sommes, voilà l’explication, voici pourquoi
justement les plus grands esprits aiment bien les jeux de mots tant
méprisés par les bourgeois. Les preux chevaliers du hasard de l’esprit sont en
réalité des expérimentateurs téméraires, et pour la communauté le jeu de mots s’avère
être un laboratoire bien commode dans lequel, contrairement à Berthold Schwarz[1], on a souvent trouvé de l’or en faisant
mitonner dans l’athanor des "fleurs de mots" gargouillant.
nature humaine
Même si je suppose qu’il est possible de
définir la vraie et encore inconnue nature humaine, la circonscrire et la
décrire à l’instar de la nature des animaux et des plantes dans les livres de
sciences naturelles, l’illustrer de façon reconnaissable sur un tableau – où
vais-je la chercher à l’état pur, son épanouissement, détaché des symptômes
secondaires causés par son milieu et ses conditions ? Je vais en
mentionner seulement trois : la peur de la mort, la peur des assassins, la
nostalgie ? Qui ose prétendre que sans ces facteurs extérieurs, in
vitro, elle ne démentirait pas les "analyses" naturalistes de
tout examen de laboratoire, tout comme la première expérience de chute libre
sous vide a démenti les calculs aristotéliciens ?
rÉpression des
dÉsirs
Médecine des symptômes, elle nuit plus
qu’elle ne soigne. Pour guérir réellement il faudrait supprimer les
désirs.
un enfant
pleurant dans son coin
Pourquoi est-ce si pitoyable à serrer le
cœur, pourquoi sentons-nous si intensément notre impuissance ? Parce
qu’originalement les pleurs sont une manifestation de notre existence sociale –
tout pleur est un appel à l’aide en réduction, un avertissement, un signal
donné à nos congénères de venir, c’est comme une sorte de fusée de détresse –
s’il n’y a personne pour l’entendre, c’est de l’énergie perdue.
faire
Je lui ai bien tourné la tête, je l’ai
étourdie, je lui ai donné le vertige. Il y a un petit problème : à force
de l’étourdir, j’ai moi-même été pris de vertige, apparemment davantage que la
victime.
freudisme
La vie ressemble étrangement à la vie
sexuelle.
dictature
Qui diable protesterait contre elle en
principe ? Ce n’est pas la dictature que le poète appelait
tyrannie mais seulement la mauvaise dictature. C’est le pessimisme de
l’homme bien portant qui n’a pas une haute opinion du talent individuel qui
proteste à l’avance en général contre les dictatures. Tout homme qui
profère dans un microphone des phrases sensées et compréhensibles n’est-il pas
dictateur mondial – ou encore Newton, quand il nous a fait admettre, à nous
tous, la thèse binomiale, n’était-il pas un dictateur mondial ?
aphorisme
Plus haut pousse un arbre, plus
profondément il s’enracine.
le secret du
succÈs
Entre deux possibilités choisir la
troisième.
vÉritÉ
Sa caractéristique réside dans son
indépendance pratique. Autrement dit il n’y a pas de petite vérité et de grande
vérité – on la trouve éventuellement mieux dans le mouvement des étoiles
qu’entre les larmes d’un enfant qui pleurniche pour un bonbon. Parler d’une
vérité "peu importante" est aussi sot que prétendre que les petites
multiplications ou les petites additions dans une déduction mathématique ne
sont pas importantes – par le ciel, faites attention ! Le résultat que
vous obtiendrez sera faux ! Zola, qui a risqué toute son œuvre, l’autorité
de
rapace
Ne pas pouvoir chasser représente pour lui
une frayeur mortelle, la même que le rapt pour sa victime.
savoir
Il y a quelque chose qui est incommensurablement
plus que de savoir. Savoir de façon sûre. .
Pesti Napló, 24 octobre 1937.