Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
L’ANGE
DE MURILLO À LA TABLE DU CAFÉ
Il existe des écrivains à propos desquels on ne
rédige pas d’essais, d’études, des volumes ; qui
ne sont pas des héros d’anecdotes littéraires, que
l’on retrouve au mieux dans des énumérations, mais jamais
en acteurs de nouvelles de politique littéraire, des
sociétés de belles lettres ne les convient pas pour être
leur président d’honneur, de jeunes titans du café
n’organisent pas de débats jusqu’à l’aube
à leur propos, ce n’est pas eux que des esthètes
débutants choisiraient comme cobaye pour justifier leurs théories
révolutionnaires « sur des personnalités hors du
commun ».
Et pourtant, c’est
précisément parmi eux que l’expert véritable, qui
collecte longuement, en silence, ses observations dans son milieu,
reconnaît quelques personnalités vraiment originales et uniques
dans la culture intellectuelle. Cela ne signifie pas qu’il est seul
à les connaître. Ils sont au contraire très populaires,
mais à la manière des poètes des chants populaires :
chacun connaît la chanson, mais le nom de son auteur ne lui revient pas.
Si Jenő Kálmán[1], dont nous célébrons les
vingt-cinq ans de littérature, était aujourd’hui assis
comme tant de fois près de moi à la rédaction de Színházi Élet pour
suivre silencieusement, méditatif, ma danse sur la corde dans le cirque
des idées, pour acquiescer parfois, pour me proposer même une
meilleure chute avec le clin d’œil de l’expert –
maintenant, après ces élégants prolégomènes,
il lèverait sur moi des yeux étonnés et me
demanderait : c’est la nécrologie de qui que tu es en train
d’écrire ? – il devait être un brave gaillard,
mais je n’aurais pas aimé vivre dans sa peau.
Moi je rougirais et je tairais que
c’est de lui qu’il s’agit, de ce cher Jenő
Kálmán que je suis incapable de voir autrement aujourd’hui
que vingt-cinq ans plus tôt, quand je l’ai vu pour la
première fois, accoudé à une petite table ronde du
Café New York ; je me frottais les yeux, ébahi, tellement il
faisait penser à l’un des deux petits anges polissons de Murillo,
celui qui, accoudé sur un petit nuage rond observe le toton qui tourne
sous ses pieds, le globe terrestre, plein d’adultes chamailleurs,
bruyants, turbulents, tout petits.
Une première impression est toujours
juste et toujours vraie. C’est dans cette position que j’ai fait
dessiner Jenő Kálmán en haut de cette page.
C’est ainsi que cet ange nourrisson
observe notre monde adulte. Ce qu’il a à en dire, c’est
lisible dans ses grands yeux étonnés, souriants. Sa position
confortable prouve qu’il est aussi peu enclin à actionner cette
toupie qu’il n’avait pas lancée, qu’il refuse de
distinguer entre les êtres vivants qui trébuchent dessus,
qu’ils se nomment Napoléon, Muki, ou
Poilu, parmi les quadrupèdes.
Qu’en dis-tu, Jenő, est-ce que
ce serait une bonne chute si je complétais l’image là-haut
en me faisant asseoir près de toi, comme le second ange de Murillo,
celui qui appuyé sur sa main suit ou dirige le regard du premier ?
Si au moins je ressemblais autant au second
ange que tu ressembles au premier.
Színházi
Élet, n°42