Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PROPAGATEURS DE NOUVELLES ALARMANTES

 

Le gouvernement devrait prendre des mesures pour juguler la propagation de nouvelles alarmantes. Aujourd’hui un bruit lancé par une main irresponsable s’est répandu dans toute la ville selon quoi il fait un froid désagréable et le temps est insupportable. Beaucoup ont gobé ce racontar, comme aussi cet autre qui entonne : mon violon est cassé, il ne veut plus chanter[1], avec l’objectif manifeste de casser l’ambiance et l’optimisme du public. Par ailleurs il serait salutaire de lancer une procédure contre Sándor Petőfi à cause de son poème anti-légitimiste se terminant par « je n’échangerai pas avec le petit roi », de même que contre Frigyes Karinthy au titre d’incitation anti-classe, en raison du chapitre « Toute la classe rigole » de son livre M’sieur.

 

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GIGANTESQUE PHÉNOMÈNE COSMIQUE

 

Tous ceux qui ce matin observaient ou remarquaient l’horizon de Pest depuis la rive d’en face du Danube à Buda, ont pu profiter d’un spectacle digne d’admiration et bouleversant. Le ciel couvert s’est éclairci vers sept heures et demie, une seule étoile était restée visible, mais celle-ci s’est mise aussi à perdre sa lueur ! En même temps une bande ardente est apparue à la lisière de l’horizon, puis, peu après, un disque incandescent s’est élevé sur la voûte céleste, émettant une clarté cent fois plus lumineuse et étincelante. Un fox-terrier né la veille, posté à la fenêtre d’un immeuble du quai, a ouvert large sa bouche à cette vue inhabituelle et s’est mis à hurler – il craignait apparemment la catastrophe qui se déroulerait dans l’univers, tout près du globe terrestre. D’autres jugeaient le phénomène avec plus de pondération, mais tout le monde s’accordait qu’il ne s’agissait pas d’une mince affaire.

 

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INSTITUT MÉTÉOROLOGIQUE

 

J’ai visité l’Institut Météorologique.

Le directeur m’accueille aimablement. Affable, il me présente un à un les splendides instruments, la radio universelle, les télescopes, les sextants, dont le travail de mesure permet d’établir le pronostic pour le lendemain, selon lequel nous attendent une dépression par le Nord, une compression par le Sud, une agression par l’Ouest – etc. À la fin je lui ai demandé son opinion personnelle sur le temps qui nous attendait pour le lendemain.

- Oh, dit-il, ma modeste opinion ne compte pas…

Puis il se rendit près d’une petite armoire, il en ouvrit prudemment la porte et y jeta un coup d’œil.

Dans cette armoire se trouvait un bocal à confiture, avec une grenouille verte.

 

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VESTIAIRE MUNICIPAL

 

À une séance de commission de la municipalité de la capitale, un conseiller a suggéré une proposition intéressante. Étant donné les nombreuses plaintes selon quoi le public à ses heures de loisirs doit dépenser beaucoup d’argent au vestiaire des différents établissements (lui-même, selon son calcul, a déjà déboursé trois fois plus pour faire garder son manteau que son prix d’achat), il serait souhaitable d’organiser un vestiaire public bon marché géré par la municipalité. Il s’agirait d’un bâtiment d'aspect agréable, servant exclusivement de vestiaire. Le public y entrerait par un côté, confierait son chapeau et son pardessus au préposé, et les récupérerait aussitôt de l’autre côté contre dix fillérs. Cette innovation procurerait une économie énorme. En effet, jusqu’à présent, si quelqu’un voulait recourir au vestiaire, il devait entrer dans un café et y consommer quelque chose, ou aller au théâtre, acheter une place très cher, y demeurer trois heures durant. Tout cela pourrait être ainsi économisé.

 

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TROIS MENDIANTS

 

Je travaille à mon courrier, rapidement, sur un coin de table au café. Je suis réveillé par un frappement connu.  C’est ce mendiant maigre unijambiste qui se tient là, morne, muet, attendant, comme chaque matin quand il se présente pour encaisser les vingt fillérs quotidiens. Je me mets à fouiller nerveusement mes poches, mais par hasard je n’y trouve aucune pièce sur moi. Je lève sur lui un regard implorant pardon et délai de grâce, mais le mot se fige dans ma gorge.

- Je regrette, vos ennuis financiers ne me regardent nullement, je suis venu pour mon argent.

Je me lève pour aller emprunter des sous au garçon, mais il est occupé à servir les clients d’une grande table, pas question de le héler. J’erre de gauche et de droite dans mon embarras. C’est alors qu’un autre mendiant également unijambiste, mais gros et bavard, le charmant et bohème Jóska s’approche de moi. Pris d’une idée lumineuse, je l’interpelle :

- Jóska, prêtez-moi vingt fillérs, voulez-vous ?

- Très volontiers, Monsieur le rédacteur, je vous en prie !

Il me passe la pièce que je refile immédiatement à l’unijambiste maigre.

On est obligé de les soutenir, puisqu’ils n’ont qu’une jambe. C’est curieux, moi j’ai quatre demi jambes, et pourtant personne ne me soutient.

 

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GUERRE ET ROMANESQUE

 

Pourquoi je ne crois pas en la paix éternelle ?

Voici pourquoi :

Parce que ce matin j’ai lu que la ligue londonienne de protection des animaux a solennellement décoré un enfant qui était retourné dans une maison de Shanghai en feu pour sauver son petit favori, le canari.

Il est certain que le romanesque et l’aspiration au romanesque sont éternels dans l’homme. Et aussi longtemps que les guerres généreront des épisodes de ce genre, nous aurons bien besoin des guerres. Besoin de guerres mondiales passagères et oubliées, pour que celles-ci produisent éventuellement par hasard un petit canari comme ça, de même que produire cent mille tonnes de pechblende pour un millième de milligramme de radium.

 

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GUICHET

 

On m’a mal rendu la monnaie à la gare. Je suis vite retourné au guichet.

- Mademoiselle, vous vous êtes trompée !

- Rien à faire, cria-t-elle, veuillez lire l’écriteau ! Aucune réclamation ne sera acceptée après avoir quitté la caisse ! N’insistez pas !

- Je regrette, ai-je dit, vous m’avez en fait rendu cinquante de trop.

Curieusement, elle n’a plus tenu à respecter les instructions.

 

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AVIS MODESTES NE TOLÉRANT AUCUNE CONTRADICTION

 

Amour-propre relatif. La grenouille s’est prise pour un bœuf. Présomption. Mais si c’est un éléphant qui se prend pour un bœuf ? Modestie.

Sauvetage. Une dame nageait vers le milieu du Balaton. Quand elle s’est approchée de moi, le visage blême elle me cria :

- Au secours, on veut me sauver !

Une tête barbue émergea derrière elle.

Passé et futur. Plus haut pousse l’arbre, plus profond poussent ses racines.

Séducteur. J’ai fait pirouetter la femme pour lui tourner la tête. J’ai l’impression que c’est moi qui ai le vertige.

 

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JE N’IRAI PAS À HOLLYWOOD[2]

 

C’est bizarre, n’est-ce pas ? Je n’y irai pas. Comprenez-moi bien, je ne veux nullement insulter ou mépriser ceux qui y sont allés ou y vont. Et ce n’est pas de l’orgueil, une sorte d’affectation d’écrivain, mais la modestie qui reconnaît être incompétente est-elle plus populaire ? J’affirme et je saurais le prouver si je voulais, que le genre de travail qu'il faut là-bas, je saurais le mener aussi bien que ce qui est mon quotidien. À mes yeux c’est une ânerie, fausse modestie, voire appréhension ridicule, arrogance outrecuidante de la part d’un auteur célébré d’une épopée héroïque de répondre qu’il n’y connaît rien, à une invitation d’écrire une comptine publicitaire pour une firme. Bien sûr il s’y connaît – c’est comme un champion olympique qui saute deux mètres et qui dirait ne pas arriver à franchir un mètre dix.

Donc oui, j’affirme que je saurais très bien répondre aux exigences hollywoodiennes.

C’est pour une autre raison que je n’irai pas.

Tout d’abord, il me faut ménager et rationner mes capacités. Notre athlète sauteur ne passera pas son temps à sauter de petites hauteurs, cela gâcherait son entraînement.

Deuxièmement, je me refuse à faire de la concurrence à mes excellents confrères écrivains qui craignent légitimement et à juste titre pour leur position. Un champion en hauteur ne concourt pas avec des juniors.

Troisièmement, je crois avec conviction et enthousiasme en l’avenir du film en couleur. Aussi longtemps qu’il ne l’aura pas emporté sur toute la ligne, il ne vaut pas la peine d’écrire des films.

Quatrièmement, je viens justement d’appeler un directeur d’Hollywood pour m’excuser, on m’aurait appris qu’il m’avait appelé. Il m’a dit, étonné, qu’il devait s’agir d’une erreur, il s’agissait peut-être de son collègue Monsieur Jean-Foutre. J’ai aussi téléphoné à ce dernier, mais apparemment Monsieur Jean-Foutre ne m’avait pas appelé non plus.

 

Színházi Élet, n°4

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[1] Paroles d’une chanson célèbre.

[2] Un très grand nombre de Hongrois émigraient ces années-là pour faire carrière dans les studios de Hollywood (Alexandre Korda, Michaël Curtis, Miklós Rózsa, Tony Curtis, Béla Lugosi, George Cukor, Zsa Zsa Gábor, Adrien Brody, Drew Barrymore, Ladislas Vadnai, etc...)