Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
propriÉtÉ intellectuelle
Une sentence intéressante
Un profane amateur de chansons sifflotait une
jolie petite mélodie, elle lui plut, il la siffla aussi à son ami compositeur,
l’autre la retint, la nota et la publia. La chanson eut du succès. Le siffleur
l’entendit quelque part, la reconnut et demanda des explications au
compositeur. Celui-ci n’était pas même enclin à reconnaître qu’il était
cosignataire, l’affaire alla au tribunal, le juge prononça une sentence
surprenante – elle débouta l’auteur initial de sa requête, en expliquant dans
les attendus que quelqu’un qui ne connaît même pas les partitions, ne peut pas
être considéré comme compositeur, ne peut pas composer de la musique.
Nous, enfants du siècle dernier, élevés
dans le culte de la sainteté de la création intellectuelle, nous pencherions
pour nous indigner sans réfléchir d’une telle sentence. La libre compétition,
et le respect inconditionnel de sa matrice, la propriété privée, surtout dans
l’optique de l’intégrité individuelle, de la personnalité intellectuelle,
revendiquait pour elle-même des droits souverains, au siècle qui dans cet
esprit a sans aucun doute produit les plus grands résultats pratiques des cinq
mille dernières années. La découverte d’une simple vérité (pas si simple !)
a versé sur l’humanité des masses incroyables d’innovations et de
découvertes ; la vérité que l’espèce humaine n’exprime pas sa volonté et
son intention d’épanouissement dans son instinct de race, la race humaine,
comme les races végétales ou animales, mais avec l’aide d’un nouvel organe
propre à chaque individu, jusque-là inexistant, appelé conscience individuelle
– c’est cette nouvelle entité, l’individu, qui porte donc la responsabilité de
l’espèce, cette responsabilité gigantesque incarne un intérêt considérable,
supérieur à tout autre intérêt collectif de l’espèce, elle peut donc prétendre
à une liberté et une reconnaissance illimitées.
Et en effet, le siècle n’a pas regretté de
nantir d’une puissance dictatoriale la raison exprimée dans l’individu plutôt
que les instincts de l’espèce – la
raison, ce nouveau dictateur a fait cadeau de biens incroyables, inimaginables,
à l’espèce humaine qui lui était confiée. Le début de notre siècle prouve ad absurdum
dans ses maladies effroyables, perversions de ces biens, à quel point il était
dommage de chasser de son trône son maître, la pure raison, installant à sa
place ses descendants usurpateurs, les instincts, les sentiments et les
passions. Il est évident en effet que le règne de la raison, au-delà d’autres
avantages, possède aussi celui de contrôler et écarter ses propres
excroissances, la folie de la raison, tandis que la folie des sentiments et des
passions est inguérissable, par sa propre nature.
Si ces réflexions ont leur place ici c’est
parce que cette vue s’est désormais répandue aussi sur le monde de ce qu’on
appelle "la création" artistique. Une sorte de soupçon nous a soufflé
que l’effort de l’artiste ne s’oppose pas, mais au contraire a des liens de
parenté avec toutes les industries qui ont permis à nos capacités de
s’épanouir, sur terre, sur l’eau et dans les airs. En effet, l’évaluation
esthétique a, avec de plus en plus d’insistance, mis au centre cette chose qui
a fait que les métiers techniques sont devenus ce qu’ils sont : l’idée,
l’originalité, ce plus et cette façon de combler les lacunes et les
contributions personnelles, la solution "fortuite" de problèmes
insolubles. Face au classicisme qui considérait l’art comme une école, et qui
travaillait selon des programmes scolaires, nous avons de plus en plus préféré
l’artiste qui n’était pas scolaire mais qui n’en faisait qu’à sa tête, le
Pasteur et le Mendel des arts. Nous avons commencé à nous apercevoir que dans
la création artistique également, ce qui est essentiel, ce qui est nouveau en
elle, peut s’insérer dans le calendrier de l’évolution, et que dans la
variation infinie des possibilités de chercher, ce ne sont pas les
"méthodiques" qui trouvent une réponse, mais plutôt ceux qui, en
dehors du cadre de toute école et de toute méthode, tombent dessus par hasard et avec bonheur. Tout comme dans l’histoire des
découvertes et des innovations. Car vu de très haut, le vrai connaisseur sait
parfaitement qu’un bon poème, une peinture étonnante, une statue devant
laquelle nous restons plantés, une mélodie qui nous atteint au cœur, dans leur
substance et leur effet ne sont autres que recherche et travail de pionnier,
résultats partiels dans cette autre grande jungle primitive qui nous a caché
non seulement la vérité complète et la complétude de l’égalité avec la nature,
mais aussi le beau et l’harmonieux sans défauts. C’est la politique culturelle
que reflétait à demi inconsciemment le goût artistique du tournant du siècle,
l’ère des avant-gardes, qui faisait des expériences en atelier, de même que sa
sœur, la science de la nature faisait des recherches en laboratoire.
Insatisfait du passé, il a renoncé à viser la "perfection" classique
par la création artistique (reconnaissant que pour le moment ce n’est pas
possible), il essayait de planter des jalons sur le chemin menant vers cette
perfection. Et c’est ainsi que vinrent et se succédèrent les différents forums
expérimentaux : l’impressionnisme, le futurisme, le dadaïsme, le
surréalisme, la nouvelle objectivité, le néonaturalisme.
C’est toujours l’artiste lui-même qui se trouvait au centre,
"l’individu", et conformément à la tendance expérimentale cet
individu n’était plus sélectionné par son expérience dans le métier, les
critères du professionnalisme et de l’apprentissage, mais l’aptitude ou la disposition
naturelles, de même que dans la technique où il est effectivement indifférent
de savoir si une pièce manquante essentielle pour faire tourner un moteur a été
bricolée par un professeur d’université ou un jeune apprenti forgeron – au
contraire, nous avons plus de sympathie et plus de confiance dans ce dernier
car il n’est pas influencé par la contrainte de la "méthode". Le
talent inné, forme brute du génie, apparaît au premier plan, ce sera la mode de
la force indomptable, de la priorité "de première vue" – le savant
célèbre ses certificats, tandis que la démocratie, la libre compétition
célèbrent leur victoire dans l’art.
Voilà pourquoi nous, libéraux, nous
regimbons d’emblée contre la condamnation du compositeur ne connaissant ni
éducation musicale ni partition.
Et pourtant, en réfléchissant une minute de
plus, si nous n’allons pas jusqu’à une approbation, nous témoignons de plus de
compréhension.
Et il n’y a pas de doute que dans l’art,
royaume illimité de l’individu, l’inculture n’est pas égale au dilettantisme,
puisque de façon paradoxale ce qui compte c’est le contenu et non la forme. En
revanche, au-delà de l’art et de la science, dans un troisième grand effort
humain, dans la politique, le charlatanisme des dernières décennies a été tel
que nous sentons totalement légitime la prudence des intelligences plus
sensibles, devant l’esprit qui se fiche de l’esprit justement dans le domaine
où tout dépend exclusivement des formes, c'est-à-dire du fait d’être cultivé et
bien informé.
Mais cela regarde déjà la Nouvelle
Encyclopédie.
Pest Napló, 27 octobre 1937