Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Notions À la sÉance de l’honorable assemblÉe

Je n’étais pas présent à la séance, j’en ai seulement lu le compte rendu ce matin dans le journal. Cela valait mieux, j’aurais offert un spectacle inconvenant dans la salle et cela ne serait pas passé inaperçu : imaginez un auditeur à la galerie, affalé sur son siège, se frottant le ventre et ricanant narquoisement, pendant que ces braves pères de la nation, rouges pivoine d’excitation, quittent leur rangée pour s’étriper – et lui pendant ce temps rigole de plus en plus, trouble la séance, jusqu’à ce que le président fasse signe à un huissier pour éconduire l’importun. En tout cas j’ai épargné cette scène pénible et sans gloire à ma patrie comme à moi-même. Chez moi, au lit, en feuilletant mon Pesti Napló c’est tout au plus la bonne Ilonka qui s’est arrêtée un instant dans son ménage, se demandant quelle mouche m’avait piqué, qu’est-ce qui me faisait glousser avec tant de satisfaction.

J’aurais envie de profiter de ce qui me reste de bonne humeur pour scandaliser une partie de mes chers lecteurs, en particulier les plus jeunes, admirateurs de l’esprit du temps, ceux qui, je le sais bien, dénigrent mes pages ces derniers temps en voyant « qu’il philosophe encore, celui-là » au lieu de raconter des histoires drôles comme autrefois. Surtout quand je remets ça avec mon horripilante "nouvelle encyclopédie", le besoin de clarifier les conceptions, avant de prendre une position ferme, émettre des avis dans les questions soulevées dans la société et en politique, ou bien engager une action précise dans une certaine direction. Action, dites-vous, Monsieur le philosophe ? Car la jeunesse d’aujourd’hui en a, dit-on, par-dessus la tête de tous ces damnés prêches lénifiants et libéraux, on a assez coupé les cheveux en quatre, la jeunesse d’aujourd’hui veut enfin agir, non en suivant ce jeu interminable et stupide des "conceptualisations", mais selon ses instincts robustes, son envie de vivre et les impératifs de sa volonté – vous comprenez ?

Bien sûr, je comprends, les enfants, et je ne rigole plus, je remarque seulement doucement, modestement, humblement que le mot "action" est aussi le nom d’une notion, donc que cela plaise ou non, il faut d’abord savoir à quoi elle se rapporte, avant de l’exécuter, sinon le résultat risque désagréablement de ressembler aux actions rencontrées souvent dans les asiles de fous, qui ne sont bien sûr pas précédées de raisonnement à couper les cheveux en quatre. Il est vrai, l’homme politique moderne recourt souvent à la métaphore d’une maison en feu (entendant par-là la situation de l’Europe), où on n’a pas le temps de raisonner et de philosopher, mais il faut éteindre le feu… Je regrette, je suis contraint de citer Confucius qui, arrivé dans la maison embrasée, à la demande nerveuse du propriétaire « que faire ? » a répondu : « avant tout, clarifions les notions ».

Bien sûr, les enfants, cela vous fait sourire, pourtant cela est vrai : même pour éteindre le feu il vaut mieux d’abord nous mettre d’accord sur ce que nous entendons par feu et par maison, lequel des deux nous importe plus, et dans la mesure où (ce n’est pas sûr mais probable) nous optons pour la maison, quelle est sa partie que nous devons sauver au plus vite et par où commencer. Il est dommage de court-circuiter ou de repousser ces clarifications sous prétexte de "danger imminent", car tôt ou tard on y viendra forcément. Je sais que vous avez une préférence pour l’orateur qui commence et qui termine son discours par « Messieurs, assez parlé, il faut agir », vous aimez entendre cela, là où c’est le moins à sa place, à l’Assemblée Nationale, dont le nom original, le Parlement, vient de "parler" – allusion à sa vocation première. Mais voyez-vous, on entend cela souvent à la session en cours – et qu’est-ce que cela donne ?

Cela a donné que ce matin ces Messieurs, dont vous n’étiez pas loin d’imaginer qu’ils ont dépassé le stade de couper les cheveux en quatre, au milieu d’un débat entraînant, appelant « à l’action » et concernant « la procédure à suivre », se sont tout à coup embourbés dans une histoire de point-virgule ; ils en sont venus à un "échange d’idées éclairantes" si pimpantes que même les philologues et les philosophes réunis à une séance ordinaire de la section philosophique de l’Académie des Sciences en auraient été fiers. Ils ont gentiment remonté jusqu’aux notions de base, comme aux courses de chevaux quand dans la pagaille provoquée par un faux départ on arrête tout et on renvoie tout le monde sur la ligne de départ. Quand on pouvait presque espérer qu’un des favoris gagnerait la course, conformément aux pronostics, soit le protecteur de la race, soit le parti de la dictature, ou le néonationaliste, ou le national-socialiste, ou le radical-social-démocrate, déjà les bookmakers, ceux de bonne ou de mauvaise foi (même ceux qui y croient ou qui ont eu des "tuyaux certains") se frottaient les mains – quand l’orateur, se fâcha du grain de sable d’un misérable mot quelconque, qui pourtant n’est toujours qu’un mot, il entreprit un essai théorique, l’analyse de la véritable signification du mot en question, sur ce que signifiait à l’origine un mot tel que "liberté" ou "ordre" ou "patrie" ou "nation" ou "race", ainsi de suite. Et son Excellence le ministre de la culture est redevenu le lycéen bon élève, il a oublié que la politique est la pratique et non la science des exigences du moment, il n’a pas hésité à "jouer le jeu" et à se prêter aux débats dans ces questions talmudiques comme par exemple la différence entre "mission" et "vocation". N’est-ce pas infernal ? Et c’est encore à moi qu’on reproche de vanter l’encyclopédie quand ma maison brûle, au lieu d’écrire une opérette ou un vaudeville pompier pour un agent hollywoodien qui aurait gracieusement promis de les caser. Alors, la maison ne brûle-t-elle pas autour de l’Honorable Assemblée, les passions et les ambitions et les nervosités et les oppositions et les haines mortelles ne flambent-elles pas ?

Mais, les enfants, comme je l’ai dit plus haut, cela doit se passer ainsi tôt ou tard, mieux vaut tôt que tard, pour moi, comme pour mon pays malheureux. Simplement parce que ce que vous appelez avec horreur et dégoût "philosopher", sans porter au dénominateur commun les notions les plus usitées, on ne peut sans cela ni réfléchir ni parler, et pas même bouger. On est obligé d’interrompre à mi-parcours la construction de la tour, même la plus urgente, à l’instar du chantier des temps anciens où ce n’était pas des principes ou des idéologies, ni même des intérêts qui s’embrouillaient, mais simplement des mots.

Ce que vous appelez "couper les cheveux en quatre" et "philosopher", est une brûlante nécessité, plus que l’air pour la vie et pour une "action" commune ; il est indispensable de nous mettre d’accord sur les termes. Même les ordres militaires sont le fruit d’un accord commun en mots sensés. Ou que diriez-vous d’un jeu de cartes auquel les chevaliers résolus du savoir et de la chance s’assoiraient sans se mettre au préalable d’accord sur la valeur des cartes et des levées ? Il en résulterait un drôle de jeu, si un des joueurs déclarait tout simplement que ce que jusque-là ils honoraient comme un roi de pique, ne serait désormais qu’un huit de trèfle, parce que c’est ce qui lui plairait et c’est ce qui correspondrait désormais à sa conviction, sa mentalité et son idéologie. Ils en viendraient tôt ou tard aux poings, et alors il faudrait bien "philosopher", décider la carte à désigner comme as de cœur – à la différence que le jeu d’avant avait déjà ses gagnants et ses perdants, ce qui compliquerait encore le dénouement.

Soyons plutôt un peu plus indulgents envers les "idéologues" méprisés des mots et des notions. Au moins autant qu’envers l’ingénieur qui dessine un plan quand nous voulons construire une maison, un plan truffé d’éléments inertes et subalternes tels que des chiffres, des mots et des notions – pourtant nous ne qualifions pas son travail de philosophie inutile. Je sais par expérience qu’on n’a jamais construit une maison habitable par pur "désir d’action".

 

Pesti Napló, 3 décembre 1937.

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