Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Rails
C |
e matin, avenue Üllői où j’habite
maintenant, j’ai dû descendre du tram au carrefour le plus passant. J’étais
embarrassé, parce que j’aurais dû arriver quelque part à neuf heures, mais un
incident m’a retardé, un transporteur sortait d’une rue latérale et il est
rentré dans le nez de notre tram, il lui a cassé son phare dont par ailleurs on
n’a pas besoin en plein jour, et c’était le seul dégât.
J’ai dû tout de même descendre, parce que
ce genre d’affaire n’est pas si simple. La charrette incriminée avait obliqué,
elle barrait la chaussée en biais, mais le cocher devait s’extraire de là-haut
– le receveur et le contrôleur descendirent de leur côté et il y avait aussi
les immanquables badauds. L’un alla chercher un agent, cela prit du temps, le
policier ne semblait pas très pressé : avouons aussi que prendre ses jambes
à son cou dans une course d’estafettes n’est pas vraiment le genre de ces
Hongrois placides que sont nos braves agents. Une fois sur place il n’agit
toujours pas à la hâte, ne se précipita pas comme un Tsigane étourdi – c’est
avec sagesse et pondération, qu’il s’attaqua au "corps du délit" pour
rendre la justice. Il constata d’abord les dégâts, le verre brisé, la barre
tordue, puis il sortit son carnet de procès-verbaux de la poche de son gilet,
il lécha l’extrémité de son crayon et commença à auditionner les parties, parce
que dans un cas semblable il faut qu’il y ait un fautif, on ne conduit pas ces
choses sans jugeote, il est bien connu que les citoyens ont toujours tendance à
repousser la responsabilité sur l’autre partie. Par bonheur les témoins
oculaires servent à cela, il ne faut pas hésiter à les faire travailler.
Il y eut une belle audition dans les règles
de l’art, intelligente, "fair-play", n’importe quelle juge aurait pu
la prendre pour modèle, nos cœurs réjouis de voir à quel point nos agents de
police ou nos receveurs de tram sont des humanistes et des connaisseurs de
l’âme humaine. En vingt minutes tout fut bouclé, un point final mis au bas du
rapport, le cocher regagna son siège et le wattman sa cabine, chacun regrimpa à
sa place sur la fusée du diable jaune sale, la clochette s’énerva, les roues
hurlèrent amèrement, le tram s’ébranla.
En jetant un coup d’œil en arrière tout au
long de l’avenue Üllői, jusqu’au Ludoviceum[1] les tramways s’alignaient derrière nous,
attendaient patiemment que leurs collègues malheureux, notre convoi, ait achevé
de faire face aux formalités officielles. C’est devant les guichets des
théâtres, ceux du chemin de fer ou les caisses de distribution de la paye
mensuelle que d’habitude les gens s’alignent ainsi, à la queue leu leu, entre
deux grilles sinueuses, en attendant leur tour.
À la différence, d’une part, que dans ces
autres queues il n’est pas impossible de tricher, de jouer des coudes, alors
qu’ici c’est impossible. D’autre part ces unités-ci en attente, les braves
petits trams, ne piétinent pas ici par égoïsme, ils sont tous bondés de
passagers pressés qui, comme moi, ne sont pas des participants d’une croisière
de luxe venus admirer les beautés de notre capitale, au contraire, leur temps
coûte cher. Ils ont déjà suffisamment attendu, piétiné, trépigné et juré avant
de monter dans leur tram, pourquoi ce foutu cinq n’arrive-t-il pas, pendant que
trois "convois spéciaux" ont filé sans s’arrêter, sans prendre de
voyageurs en leur lançant un petit "salut" et un clin d’œil coquin.
Et maintenant voilà, à peine en ont-ils trouvé un où monter, un carambolage
s’est produit quelque part loin devant – ils ont beau tendre le cou
désespérément, ils ne voient pas ce qui s’est passé, ils ne voient rien.
Mais que peut-on faire ?
Le tram suit ses rails, or cette magnifique
invention technique, peut-être décisive, du siècle dernier a malheureusement
aussi ses inconvénients…
Ce sont les rails. Une paire de rails sur
laquelle ne peut passer qu’un seul matériel roulant à la fois, et si quelque
chose cloche en un point, cela arrête tous les suivants, impossible de
bifurquer, de contourner le véhicule malade. Les véhicules bien portants sont
contraints de prendre eux aussi l’attitude du malade. Le collègue éclaireur en
tête contamine toute la succession, la circulation est coincée, la vie
s’arrête, c’est la fin du monde. Ce matin ce n’était qu’un incident mineur,
mais imaginez que ce soit un moteur qui tombe en panne. Dans ce cas il faut bel
et bien attendre l’arrivée d’une grue qui soulève des rails le soldat tombé
dans la bataille de la circulation, qu’on dégage la voie – une procédure qui
doit prendre des heures.
Ça, les progressistes du siècle dernier n’y
ont pas pensé, pas même notre Petőfi enthousiaste qui a salué la nouvelle
de l’envol sur vingt kilomètres du premier train à vapeur d’une belle
métaphore :
« Avant ne volait que l’oiseau,
Désormais l’homme aussi
s’envole ! »[2]
privant de cette métaphore ses confrères poètes un siècle après lui,
eux qui assistaient bouche bée à l’envol des premiers avions.
La comparaison est là, le vol des avions
est devenu réalité – mais les rails sont restés rails. Et nous pouvons encore
être heureux, puisque personne n’a oublié les sensations liées aux premiers
chemins de fer, quand les braves citoyens exigeaient que le fourbe cheval de
fer file derrière des haies de planches, parce que pour l’œil humain ce vertige
et cette folie de vitesse étaient insupportables.
La deuxième décade du siècle laissait
soupçonner que les rails iraient au rebut. La révolution victorieuse de la
circulation a libéré le domestique à longues jambes de l’homme, le Saint
Christophe du nourrisson humain, de même qu’elle a libéré l’homme lui-même au début du siècle
dernier en l’autorisant à déménager n’importe où à sa guise. Vint la voiture,
puis vient la machine volante – la première octroyait un espace vital à deux
dimensions aux voyageurs unidimensionnels des rails – la dernière l’a fait
pénétrer dans l’espace véritable, en ayant démonté les barrières des trois
dimensions. L’avion a mis à la disposition du bon plaisir de notre liberté de
mouvement les multiples couches, plans, altitudes et profondeurs, toutes les
imaginables lignes de l’espace, pour nous faire place, aux uns devant ou
derrière les autres, dans les compétitions les plus sacrées du talent et de la
bonne volonté où ce n’est pas une honte de doubler dans l’honneur un honnête
concurrent, pas une honte de prendre du retard dans l’honneur derrière un
concurrent honnête. Il a réalisé dans la circulation ce que la révolution
victorieuse a réalisé dans les droits sociaux : la liberté totale de
l’individu, sa capacité de définir lui-même la direction de sa route et la
vitesse de son mouvement, sa liberté de choisir entre le bien et le mal, en se
laissant guider par son cœur et sa raison.
À Paris il n’y a plus guère de rails de
tram, à Londres il n’y en a plus du tout, ils ont tous été remplacés par des
autobus au mouvement libre. On dirait même qu’approche aussi le crépuscule des rails des voies ferrées. Ou la
circulation s’élèvera en effet et pour de bon dans l’air multicouche, ou, pour
des périodes transitoires, des trains à hélice courront sur des pistes
surélevées, montées haut au-dessus du sol, sans plus sillonner et mettre en
danger la surface cahoteuse de la Terre, que Dieu a destinée aux déplacements
libres de la nature, l’homme et les animaux, et non pour en faire le champ de
bataille à la vie, à la mort, des monstres machines.
Sauf si…
Sauf si, compte tenu de la loi de
l’inertie, l’esprit du temps renversé
n’achève pas complètement sa ligne sinueuse inversée, ne se satisfaisant plus
de la course-poursuite des idéaux de la liberté, mais il mettrait sa main aussi
sur la liberté physique, en forçant la faim de justice enfermée entre les rails
à retourner dans ses bons vieux rails.
J’ignore si ces oiseaux téméraires,
illusions incarnées du génie trop vite fané de la Liberté, pourront encore
zigzaguer longtemps impunément dans la fureur sans rails du dôme céleste, alors
que l’on assemble les grilles des rails ici en bas pour le grand homme lui-même
de plus en plus tenacement, avec une obstination de plus en plus enragée.
Au début les rails étaient destinés à la
pensée chercheuse : on ne peut pas circuler autre part, il faut suivre
cette ligne-ci – avant de commencer à chercher, à réfléchir, à comprendre, tu
dois d’abord te ranger sur les rails de la Théorie Régnante. Il est possible
aussi d’avancer de cette façon – sous réserve qu’aucun incident ne survienne à
la voiture de tête et son moteur, ils représentent la théorie – car dans ce cas
il y a un hic : que ton moteur à toi soit bon ou mauvais, tu es condamné à
l’immobilité, tu dois attendre que la tête soit réparée ou qu’elle soit
soulevée et déplacée.
Revenons-en à l’ode de Petőfi ;
comment la continue-t-il déjà, cette ode sur le chemin de fer
"volant" ?
« Fabriquez, fabriquez-en
Le plus possible. Manquez-vous de
fer ?
Cassez, brisez toutes les chaînes,
Et vous aurez assez de trains ! »
Pauvre Petőfi, il n’a pas songé à ce
que le fer est nécessaire non seulement pour les trains, mais plus encore pour
les rails. Sinon il n’aurait pas offert les chaînes à la légère – les chaînes
qu’il a arrachées de ses propres mains de la presse par exemple, dont on a
justement l’intention de… forger des rails sous les tramways de la pensée.
Pesti Napló, 8 décembre 1937.