Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
non !
Sous un arbre, au
flanc de la montagne où je me promène en descendant, un vieillard se tient là.
Il n’est pas adossé à l’arbre, il s’appuie sur son bâton. Un gourdin, pas une
canne, avec un pommeau rond et noueux.
Il n’est pas aisé de deviner ce qu’il fait
là sous cet arbre. Le temps est clair, il ne s’est pas abrité d’une pluie. Il
ne peut pas chercher de fruits, c’est l’hiver, et de toute façon il me semble qu’il
s’agit d’un tremble, et même (comme soupirent les jeunes amoureux) « si ce
tremble savait parler ! », sa première phrase serait :
« pardon, je ne suis pas Tremble, mon nom est Saule ».
Mais manifestement le vieux monsieur n’est
pas là par amour, et il n’attend nullement que l’arbre se mette à parler.
D’ailleurs il ne regarde pas l’arbre, il regarde vers le bas comme moi, vers la
Ville oisive, paresseuse et pauvrette, comme une belle femme vieillissante dans
son peignoir de flanelle grise, dans la brume, elle fait la sieste, elle
n’attend pas de visites, elle s’habillera pour le soir, se fera une beauté,
revêtira ses bracelets étincelants, les ponts, et sa coiffe, la citadelle
illuminée.
Au fur et à mesure que je m’approche, je
constate qu’il ne regarde même pas
Il est seul. Ou plutôt ils sont seuls. Lui
et le Problème qu’il tâche de résoudre. Le débat en cours est vif, un combat
âpre, une lutte à la vie, à la mort. Ses yeux chavirent anxieusement, sa barbe
chenue en tremble, il s’agrippe violemment à son bâton, il l’agite.
Tout à coup, juste quand je passe devant
lui, il attrape son bâton des deux mains, le lève et le cogne au sol, comme un
piquet à planter.
Et il crie en même temps fort, de toute son
énergie :
- Non !
Je m’immobilise, interloqué comme chaque
fois que j’entends quelqu’un parler tout seul. Néanmoins je passe poliment mon
chemin, sans vouloir le gêner pour avoir été témoin de son court monologue.
Mais il est tellement évident qu’il ne m’a
pas remarqué, que deux pas plus loin je m‘arrête, je me retourne.
Je l’observe.
Après cette négation il fait une pause, il
poursuit sa dispute contre son abominable adversaire. Il ride encore plus son
front. Il hausse énergiquement les épaules à plusieurs reprises, comme s’il
voulait se débarrasser de la pluie d’arguments pesants par lesquels son cruel
tortionnaire, la Réalité, veut l’acculer, le mettre à genoux, le briser, lui
extorquer des aveux.
Il halète, s’attrape les cheveux.
Puis il se redresse, son vieux dos se tend
en grinçant. Et une nouvelle fois, encore plus violemment, il frappe le sol de
son bâton, soulevant un nuage de poussière.
- Nooon !
– hurle-t-il.
La pitié que je ressentais jusqu’alors,
retombe dans l’autre extrême. Je vieillis moi-même, ce qui d’après ma théorie
signifie que la révolte enfle en moi, plus vive et plus révolutionnaire, contre
tout ce qui existe.
Mais je ne supporte pas les exagérations.
Tout a une limite.
Le sang me monte à
- Oui ! – je lui lance au visage,
La mâchoire lui en tombe, le bord de ses
lèvres se met à trembler.
Je reste planté face à lui trente longues
secondes, mes deux yeux, deux revolvers assassins, l’hypnotisent. Il n’ose pas
bouger.
Puis je m’éloigne, fier, la tête haute, à pas
solennels, je le plante là.
Son regard apeuré me suit avec haine.
Tant pis. J’ai été cruel, mais je sens que
j’avais raison.
Magyarország, 5 décembre 1937