Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DÉfenses aÉriennes
J |
e suis un ancien enfant, du dix-neuvième siècle. À cette époque on
connaissait un jeu de société qui consistait à s’asseoir autour d’une table, à
taper de ses deux index le bord de la table et chanter en chœur :
« Chacun son, son, son métier ». Ensuite l’un pousse un cri, par
exemple « vole, vole… le ramoneur ! », ou correctement « vole,
vole… l’hirondelle ! ». Il fallait soit lever haut ses index, soit
continuer de taper sans s’interrompre, selon le cas.
Je commence à flairer que ce jeu n’est plus
d’actualité. Il me semble que le fil conducteur du chœur magnifique des idées
collectives (l’oreille capte plus difficilement les paroles d’un chœur trop
bruyant que le chant d’un soliste) inculque plutôt que chacun doive poursuivre
le même métier. Quel doit être ce métier – je n’ai pas pu bien le comprendre.
Mais il me semble qu’on doit le pratiquer avec enthousiasme et vêtu d’un
uniforme, pour y réussir. Peu importe. Je suis modeste, je me contente des
résultats rapportés du dix-neuvième siècle par chacun avec sa méthode, avec son
"métier", que les économistes et les juristes respectaient dans la
"libre concurrence". Il est trop tard pour moi, je n’apprendrai plus
les nouvelles manières, je reste donc à ma vieille chanson, dont la musique me
permet mieux de me retrouver dans mon auberge.
On peut me raconter ce qu’on veut, mais ce
qui me plaît par exemple dans un bel exercice de défense aérienne, c’est que
chacun y exerce son métier. Le pilote vole et lance des bombes, le service
d’ordre revêt des masques à gaz, le bourgeois se recroqueville chez lui. Étant
donné que je ne suis ni pilote, ni gardien de l’ordre, ni même hélas un
bourgeois au sens propre du terme, mais quelqu’un qui pratique un métier plutôt
futile, celui de poète, ni la classe ouvrière, ni la bourgeoisie, ni l’armée ne
me comptent volontiers dans leurs rangs ; au lieu de m’offrir et m’imposer
illégitimement à l’un ou l’autre, je pense plus correct et plus honnête de
poursuivre mon métier même sous la pluie des bombes et pendant une attaque aux
gaz – mon métier dont l’objet n’est pas l’homme lui-même, mais un de ses
aspects difficilement définissable : l’âme humaine. (Il serait salutaire
que la psychologie devienne enfin une science sérieuse et décharge le poète de
cette tâche ardue).
Or la psychologie n’est pas un métier
créatif, elle ne fait que dessiner des représentations. Ces représentations
sont évoquées par l’imagination, ce sont elles que je suis censé poser les unes
à côté des autres sans la moindre remarque, telles les images d’un dessin animé
– ensuite je n’y suis pour rien si en les faisant défiler rapidement, les
dessins deviennent mouvement et action.
Le premier dessin, je l’ai gribouillé
moi-même, jeune. Une esquisse humoristique, sont titre est
« Bienfaisance ». On y voit une vieille demoiselle, dont on apprend
que c’est une sœur aînée de note mère Ève, une dame de charité qui a précédé sa
sœur. Un caractère sérieux, plein de bonté, de soucis et d’angoisses.
Contrairement à sa sœur il n’y a qu’une seule idée qui l’inquiète :
l’avenir de humanité à venir. Elle est assise dans un
champ et découpe de longues bandes dans des feuilles de bardane. Un lion errant
passe par là et paît de l’herbe (en ce temps-là ils paissaient encore), il
s’arrête et lui demande, étonné, ce qu’elle fait. Je fais de la charpie, répond
notre tante Bienfaisance avec un regard plein de mépris. De la charpie ? –
qu’est-ce que c’est ? – demande le lion curieux ; et l’excellente
dame très instruite lui apprend d’une voix sarcastique que la charpie sert à
bander et soigner les plaies. De quelles plaies s’agit-il ? – Elle
explique que l’homme est exposé à de terribles dangers car lui, le lion, le
griffe de ses ongles et le mord de ses crocs, puis lui arrache les mains et les
pieds et peut-être même la tête. Tout cela étonne énormément le lion.
Vraiment ? – demande-t-il, les yeux brillants, c’est très intéressant. Tu
sais quoi ? – j’ignorais tout cela, mais tu viens de me donner une bonne
idée. Je ne manquerai pas de faire ce que tu dis.
Le deuxième dessin est ce qu’on appelle un
"film pacifiste". Tout au moins c’est ainsi qu’on l’annonce, mais
étonnamment ce n’est pas en représentant des paysages idylliques, des agneaux
qui paissent et le pâtre heureux, jouant du chalumeau ou des scènes de Herrmann und Dorothée[1] qu’il essaye de donner envie de la paix
mondiale, mais d’horribles batailles, des bombes, des mines, des tranchées
explosées et des membres épars projetés en l’air. Cet effroyable spectacle a
naturellement pour but de faire peur et de dégoûter les gens de commettre ce
genre de badinages. Mais l’âme humaine est une étrange machine, sans quoi le
dicton biblique que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions n’aurait
jamais vu le jour. Il est certain que le public était effrayé et dans tous ses
états, mais ses états ne sont pas équivalents à l’horreur, ils peuvent aussi
être des frissons de jouissance (comme le prétendent certaines nouvelles
théories), , selon l’expérience, seul un petit pourcentage des gens s’offusque
à la vue du sang répandu, la plupart s’en enhardissent, le public n’est pas
composé de penseurs et de philosophes, mais de demi-enfants à l’imagination
vive, et en fin de compte ces films de propagande pacifistes peuvent
tranquillement passer au service de la propagande militariste et impérialiste.
Le troisième dessin…
Le troisième se joue ici même, devant mes
yeux. Je dois préciser qu’il me plaît beaucoup. Mais qui est en moi celui à qui il plaît ? Je ne saurais pas
répondre en toute conscience à la question. L’âme humaine n’est pas une statue
sculptée d’une pièce. Pendant que je m’exclame allègrement quand la bombe
explose, j’aperçois mon visage dans le miroir en face : il ressemble
étrangement à une de mes photos d’enfant. Je lisais les Bas-de-Cuir en ce
temps-là et d’excitants romans d’aventure. Quelle histoire ! Chaque matin,
en allant à l’école, la tête fumante je tissais des rêves, avec moi au centre,
héros, pilote, chef de guerre, conquérant le monde.
En regardant dehors à travers les rideaux
je vois l’éclair de ces mêmes souvenirs sur des visages gris, soucieux. Chacun
s’adonne librement, heureux, au bercement de l’imagination – on peut le faire,
puisque cette guerre et cette armée ne sont qu’un jeu, c’est une épée de bois qui repose dans le fourreau et des
balles à blanc dans les fusils, aucun mal sérieux ne nous menace, les éclairs
ne sont pas suivis de gémissements et de longs hurlements, comme dans les rues
de Shanghai et de Nankin.
Un jeu, bien sûr, un jeu… Mais l’ennui est
qu’à la fin il ne suffit pas de donner un gage… L’ennui est que ce jeu est un drame, ou plutôt une de ses répétitions. Il parle d’une éventualité,
mais tel que je connais le public, si on le répète assez longtemps, le public
curieux de l’Europe souhaitera voir la représentation,
pour des raisons spontanées et purement esthétiques, et nullement morales.
Je sais, je sais, inutile de me le
rappeler : la menace est sérieuse, il convient de se préparer, ce n’est
pas une question de loisir de masse, mais une prudence sage et prévoyante.
Bien sûr, mais… est-il sûr que le lion
contre lequel nous confectionnons de la charpie n’apprendra pas justement de
nous qu’il est le lion ?
Nous connaissons précisément la succession
des choses : nous connaissons le danger et nous nous défendons. Mais je
n’oserais pas parier que dans trois cents ans on pourra déterminer avec
certitude ce qui a existé d’abord, la guerre aérienne ou la défense aérienne.
Pesti Napló, 18 décembre 1937.