Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le loup et l’agneau
(La Fontaine en prose)
Le loup buvait déjà dans le ruisseau quand
l’agneau s’en approcha lui aussi et se pencha modestement au-dessus de l’eau.
Le loup, ayant aperçu l’agneau, tourna
boudeusement la tête afin de ne pas le voir. Il savait fort bien ce que
signifient sa gorge soit sèche et son estomac se mettant à chanter bruyamment.
Il avait passé son après-midi chez son analyste qui lui avait longuement
expliqué qu’il devait sublimer ses instincts prédateurs, et pour s’en libérer
il devait donner un contenu idéalisé à ses désirs de l’enfance.
Il se tourna brusquement vers l’agneau, les
yeux baissés et gémissant de honte :
- Écoutez, je n’ignore pas ce qui
devrait maintenant se passer selon la prescription et les traditions de la
poésie allégorique. Moi je devrais maintenant vous chercher querelle, ergotez
sur chacune de vos paroles, premièrement pour avoir troublé mon breuvage, alors
que je sais aussi bien que vous que c’est impossible, puisque vous êtes vingt pas
en aval. Ensuite je devrais prétendre que l’an passé vous médîtes de moi, or
j’ai bien lu la fable qui nous raconte vous et moi et dont il ressort
clairement que vous n’avez pas un an. Tout cela pour me servir de prétexte pour
vous dévorer. Or, moi je me situe sur une base morale, je déteste les
sournoiseries, et j’admire la justice par-dessus tout. C’est bien pour cela que
je poursuis une analyse. Pas plus tard que cet après-midi mon psy m’a expliqué
que je dois sublimer mes instincts prédateurs et je dois donner un contenu
idéalisé à mes désirs de l’enfance. Pourtant maintenant, dès que je vous vois
tout innocent rincer votre dîner d’herbages, je suis pris d’une amertume dont
aucun analyste ne pourra me débarrasser. Vous seul pouvez me comprendre, vous qui
êtes innocent, pur et qui êtes au-dessus de ces pulsions impures. Soyez
objectif et dictez-moi ce que je dois faire. Nous avons tous les deux été créés
par la sage nature, tels que nous sommes, nous suivons
nos propres lois et on ne peut rien y changer. Moi, non seulement je déteste
l’herbe, mais je ne saurais même pas la manger, je la vomirais, parce que mes
organes ont été créés carnivores. Observez ma dentition, mes muscles. Quant à
mon estomac, il est carrément fait pour digérer exclusivement des viandes –
avec la même certitude qu’il est impossible de faire fonctionner un moteur à
essence avec de la vapeur d’eau et inversement, une machine à vapeur ne saurait
fonctionner à l’essence. Que puis-je faire ? Vous imaginez-vous que je ne
méprise pas la prédation tout autant que les autres êtres moraux ? Vous
m’êtes carrément sympathique, j’aime votre bêlement charmant, la douceur de
votre laine, vos yeux bleus et votre vision du monde douce et sereine. D’un
autre côté nous nous ressemblons en ce que tous les deux, nous voulons
simplement vivre, rien de plus – vivre sous le soleil auquel tout être vivant a
droit !
Ses larmes jaillirent, il poussa un
tragique hurlement de douleur vers le ciel :
- Rien de plus que vivre, vivre sous
le soleil ! Qui est le méchant qui m’en empêche ? Seriez-vous
peut-être capable d’assister à ma triste fin, si je mourais ici d’inanition
sous vos yeux ?
Les yeux de l’agneau s’embuèrent également
de larmes. Non, il ne supporterait pas cela.
- Pourtant c’est ce qui surviendrait
si dans ma situation de danger fatal vous entraviez ma libération des griffes morbides de l’inanition et, par exemple, vous vous enfuyiez.
L’agneau cligna des yeux sous la tension de
l’incertitude. Le loup attendit encore que ses paroles fissent leur effet. Il était
ému lui-même. Les yeux baissés, pudique, doux et tendre, il chuchota finalement
empli d’un espoir chagrin :
- Alors, vous me permettez, n’est-ce
pas ? Vous n’allez pas me décevoir ?
L’agneau ne répondit rien, il était ému
jusqu’aux moelles. Tendrement, prudemment, les larmes aux yeux, le loup le
dévora.
Az Est, 17 décembre 1937.