Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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HomÈre À Hollywood

Ils étaient assis à la terrasse du Café Cnossos, sue l’Agora Octogone, face à l’auberge  « Au Joyeux Assyrien », au bord de la Mer Égée, Polifon, le poète, et Orgos, l’esthète réputé. Le poète remuait rêveusement son lait de jument tiède, ses lèvres tremblaient.

- Tu as quelque chose en route ? – demanda Orgos avec intérêt/

- Je dois écrire vite un poème pour les Bacchanales – lança le poète en faisant cyniquement la moue. – Mercredi on clôture les programmes, et le rédacteur vient de me faire savoir que je ne figurerai pas dans le volume principal, qu’ils ne pourront même pas me faire une petite place dans le supplément, si je ne me presse pas. Il faut que je concocte quelque chose dare-dare. Que dirais-tu de ces deux vers ?

Et aussitôt il récita :

« L’Hellène est las une douleur le mine,

Un lourd chagrin oppresse sa poitrine »

- Pas mal – Orgos dégusta ces lignes sur sa langue. – On sent bien la cohérence rigoureuse de la forme et du contenu. Je n’ai confiance qu’en le classicisme et les traditions. Ces modernes abîment tout avec leurs nouvelles formes – la prosodie ! Ridicule ! Seule la rime est à même d’atteindre le but principal de la poésie, nous aider à retenir les mots, les garder en mémoire ! Ton ami, ce futuriste, ce semi-crétin, dadaïste, surréaliste – c’est lui qui a inventé toute cette… salade…

- Homère ?

- Celui-là même… avec son nouveau truc… cet hexi… comment on appelle ça déjà ?

- Hexamètre.

- Et pan ! Un pur artifice, rien à voir avec l’art.

- Et encore, si tu savais à quoi il se casse la tête ces temps-ci.

- Quoi ?

- Je suis passé le voir ce matin, pour lui rappeler de dire un mot à Hésiode pour ma dispense, il paraît que les négociations avec les Perses tournent au vinaigre. Figure-toi, je ne l’ai pas trouvé allongé dans l’herbe comme d’habitude, il manigançait quelque chose à l’intérieur de la grotte. Qu’est-ce que c’est que ça ? – je lui ai demandé. Un grand bout de bois, une sorte de joug, ou un fléau à deux branches. Il plantait des clous successifs dans les côtés intérieurs, et il les reliait vers le bas avec des intestins de veau.

- Qu’est-ce qu’il veut en faire ?

- Il prétend que si on pince ces ficelles d’intestin, elles émettent des sons différents. On peut imiter les sons et si l’on récite un poème avec ces sons, on retient bien mieux les vers. Même au crépuscule il bricolait encore sur son truc, il finira par devenir aveugle. Il exulte, il veut breveter son invention, mais elle n’a pas encore de nom, ce sera peut-être "lyre" ou "harpe" dit-il.

Orgos fit un geste de mépris.

- Brevet ! Technique ! Voilà ! C’est la fin de l’art noble, la fin du chant pur, ancien, éternel – c’est une vraie folie, cette fièvre de l’invention. Le "progrès technique" tue et détruit l’art. Comment créer un art authentique sur de l’intestin de veau et sur un fléau ?

- Lui, il y croit…

- Bien sûr, c’est un dilettante. Il pourra espérer plaire auprès du public mal embouché de la foire. Il travaille pour le goût de la masse, pour les amateurs du vulgaire et du kitsch, bref : c’est de l’invention, ce n’est pas de l’art.

- Il en fera la présentation la semaine prochaine.

- Pas la peine de compter sur moi. À mes yeux cette machine-harpe n’est qu’une trahison contre les artistes honnêtes. Pour bien faire, il faudrait le blackbouler du Parnasse, où nous ne faisons pas de concessions aux effets de masse. Avec des trucs comme ça, il n’a qu’à aller à Hollywood faire des films en couleur.

 

Az Est, 28 décembre 1937.

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