Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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six cent six

Ton avis ne m’intéresse pas. Tu t’en occupes ou tu ne t’en occupes pas ?

- Sous réserve que…

- Il n’y a pas de réserve…

- S’il n’y a pas de réserve, alors je ne m’en occupe pas.

- Non ? Alors tu vas voir ce que je ferai.

- Tu changeras d’avis.

- Je changerai d’avis ? Tu sais très bien que je ne changerai pas d’avis. Tu me connais !

- Oh oui… Je connais ton habitude de faire des bêtises, sans réfléchir, comme un étourdi. Mais cette fois tu seras un peu plus prudent, car tu comprendras que c’est à toi que tu fais du tort.

- Nous verrons bien !

- Il sera trop tard.

- Tu as beau me menacer, tu sais bien que quand j’ai décidé quelque chose, je vais jusqu’au bout.

- Même si c’est une ânerie que tu as décidée ?

- Même. Moi j’ai de la volonté et de la fermeté. Je ne suis pas, comme toi, une chiffe molle.

- Je sais. Toi, tu as une personnalité.

- J’ai déjà dit que ton avis ne m’intéresse pas. Tu t’en occupes ou tu ne t’en occupes pas ?

- J’ai déjà dit qu’il y a une condition.

- J’ai déjà dit qu’il n’y a pas de condition.

- J’ai déjà dit que dans ce cas, c’est non.

- Alors tu verras ce que tu verras.

- Alors tu verras toi aussi.

- Tu me connais !

- Je te connais. Tu me connais aussi !

- Tu porteras le chapeau.

- Non, c’est toi.

- Entendu ! Salut !

- J’ai bien l’honneur !

J’écoute, angoissé et ennuyé, cette conversation depuis la table voisine. Angoissé, car ce sont deux vieilles connaissances, je suis au courant de leurs affaires et je n’ignore pas qu’il résulte chaque fois quelque bêtise monumentale de ces échanges de mots. Jóska a du "tempérament", conformément à son tempérament et son "style" (lui-même est aussi fier de son "style" qu’un grand artiste, or à ma connaissance il n’exerce aucun métier) il exécute effectivement ses menaces, entraînant par la suite une multitude de cafouillages, de désagréments et d’ennuis. Laci, plus modéré (c’est pourquoi Jóska le qualifie de "chiffe molle"), se défend comme il peut, aussi longtemps qu’il peut, puis il perd lui aussi son sang-froid, fanfaronnades et chamailleries sévissent, un capharnaüm impossible, tous les deux sont dans la peine, ils sont bloqués, ils ne trouvent rien d’intelligent pour s’en sortir, tout le monde rigole de ces deux qui s’entre-tuent – jusqu’à ce qu’à la fin, restés entre eux ils se rendent compte qu’ils avaient beau organiser des partis l’un contre l’autre, on les a laissés dans la mélasse. Ils acceptent la seule issue amère : faire la paix, avaler la même couleuvre qui de nouveau leur restera sur l’estomac plusieurs années.

Mais comme je disais, je ne les écoute pas seulement avec angoisse, mais aussi avec ennui. Ennui, parce que j’ai tant de fois assisté déjà à la grande scène de brouille suivie de rabibochage entre eux. Jóska s’accroche à sa "personnalité" (« tu me connais ! »), Laci à sa conviction, ce qui en réalité revient exactement au même chez des personnes qui confondent tout le temps les deux.

Et je compte en moi le nombre de fois où j’ai déjà assisté à ce genre de dialogue : six fois ? Ou six cents fois ? – je suis entraîné par la magie des nombres.

Six… six cents… six cent six… d’où ces nombres me reviennent-ils ?

J’y suis, c’est un nombre célèbre. C’est le nom qui a été donné à un médicament au début du siècle et qui, tel une bombe, a fait exploser une légende contre un des maux les plus graves depuis des millénaires, qui serait inguérissable et désespérément mortel. Ceux qui en étaient témoins, se rappellent bien pourquoi Ehrlich et Hata[1] ont désigné par ce nombre le Salvarsan, le "grand stérilisateur", nom de baptême que nous avons donné dans notre premier ravissement à l’unique et définitif traitement de la syphilis. Six cent six, ce nombre pris au hasard, signifie que c’est précisément après six cent cinq expériences tentées et le dur labeur de vingt années que l’on a enfin trouvé le composé chimique qui tue sûrement l’agent pathogène, sans nuire à l’organisme, et qui répond donc au but recherché, à supposer que le but recherché soit guérir et construire, et non tuer et détruire. J’ai oublié de dire qu’Ehrlich et Hata étaient des médecins et non des cuisiniers militaires.

Durant vingt années ils étaient assis l’un en face de l’autre au laboratoire. Durant vingt années ils ont mixé et remué, ils ont piqué de pauvres petits rats et les ont auscultés, le jour, le lendemain et le surlendemain. Pendant vingt ans, six cent cinq fois ils se sont regardés, déçus et muets : on n’y est toujours pas ! Et aucun n’a dit à l’autre : si, on y est, c’était le bon parce que c’est moi qui l’ai proposé et mixé et parce que c’est ma conviction, et si c’est ma conviction alors j’y tiens, parce que j’ai ma personnalité et j’ai mon caractère, tu me connais, je ne suis pas une chiffe molle comme toi. Face au fait que la souris meurt, face à cette réalité incontournable  et irréfutable – ayant reconnu que seule la réalité a un caractère et une personnalité, la réalité qui se fiche du caractère, de la personnalité, de la "conviction" des hommes, et qui ne se prosterne et qui n’accepte de changer que devant l’intelligence humaine prudente, obstinée et souple du chercheur – face à cette réalité ils ont tous les deux accepté fièrement d’être des chiffes molles, de perdre leur caractère, leur personnalité, de jeter leur tambouille aux orties, et les dents grinçantes, ils courbaient le dos et recommençaient tout, sur une nouvelle base, différemment, chaque fois différemment, une nouvelle fois, jusqu’à ce que la réalité en ait assez de leur obstination et plie le dos, et leur dévoile le secret.

D’ailleurs l’expérimentation chaque fois recommencée n’était nullement ennuyeuse. Si l’échange de mots entre Jóska et Laci m’ennuie, ce n’est pas parce qu’ils reviennent dessus six fois ou six cents fois – mais parce qu’ils le font toujours de la même façon. De la même façon, alors que cette forme de la conversation n’a jamais mené à rien. Mais ils ne poursuivent pas un but, ils ne sont pas à la recherche d’un accord utile et thérapeutique. Ils s’accrochent à leur personnalité et à leur conviction. Comme si la parole humaine n’était pas une aussi bonne méthode technique que les creusets et les cornues d’un laboratoire, que l’expérimentation ayant pour but la compréhension et la coopération. Comme si elle n’était qu’un succédané des griffes et des dents d’autrefois avec lesquelles les instincts animaux à défaut de mots "se convainquent". Que Dieu ne donne pas qu’un jour la tête qui s’est cognée au mur six cents fois tout près de la porte, se choisisse une autre direction.

Rien à faire !

Le blanc Ehrlich d’aujourd’hui et le jaune Hata d’aujourd’hui se disputent une fois de plus :

- Tu t’occupes de cette réparation ?

- Sous réserve que…

- Il n’y a pas de réserve…

- Alors je ne m’en occupe pas.

- Alors tu verras ce que tu verras.

- Alors tu verras toi aussi.

- Tu me connais !

- Tu me connais aussi !

- Tu porteras le chapeau !

- Non, c’est toi !

Cette expérience a bien eu lieu un certain nombre de fois. Nous savons ce que cela a donné. Il est peu probable que ce dialogue intelligent conduise au Salvarsan, le médicament universel rédempteur de la peste de la guerre.

 

 Pesti Napló, 24 décembre 1937.

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[1] L’Allemand Paul Ehrlich (1854-1915) et le Japonais Sahachiro Hata (1873-1938), pères de la chimiothérapie moderne, ont découvert le Salvarsan en 1909.