Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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elÍz

Je repousse cela depuis des années. En réalité je réservais la confession ci-dessous pour un Vendredi saint – après tout il y aura bien un jour où le diable m’emportera et le souvenir le plus honteux de ma vie risque de me rester sur la conscience. Un de ces souvenirs qui, s’il nous revient à l’esprit, nous fait rougir, on s’arrête dans la rue ou n’importe où, on tape du pied, on secoue la tête avec fureur, on claque des doigts et on s’écrie à haute voix comme piqué d’une mouche : « Eh ! Ce n’est pas vrai ! » ou « Je vous en prie, laissons cela ! ».

Laissez-moi vous le raconter. L’héroïne de cette histoire s’appelle Elíz, c’était une petite bonne viennoise maigre et chétive, pâle, âgée de quatorze ans mais en paraissant douze ; je l’ai frappée.

Elle servait chez nous il y a une dizaine d’années. Elíz était arrivée à Pest en provenance des environs du faubourg de Mariahilferstrasse ou de Grinzing[1] – une sorte de biscuit semi-cuit, étroit, blanc verdâtre, acerbe, immature, prépubère, un mendiant de fruits secs au fond du panier d’un marchand au Prater, il y avait dedans des noisettes amères et poussiéreuses, de la brisure de bonbons acidulés, deux petits yeux bleu clair sous une touffe de crins blonds en haut ; sous le sommet de la tête, deux billes comme celles avec lesquelles les enfants jouent, des billes fêlées et sales, il faut en donner dix comme ça pour une rouge.

Elle astiquait les poignées de porte et quand elle croyait être seule, elle se mettait à chanter, d’une voix fluette à fêler les chopes à bière. On était obligé de hausser les épaules et de ressentir un urgent besoin d’éternuer. Des comme ça ne poussent que dans les caves où les plantes sont dépourvues de chlorophylle. Voici ce qu’elle chantait :

 „Feins Liebchen weine nicht

Du kannst alles haben von mir nur das eine nicht

Denn das eine halt ich reserviert

Für den Mann, der mich

Zur Altare führt

Feins Liebchen weine nicht…“[2]

Et maintenant allons-y, allons-y, monsieur homme, monsieur père de famille, monsieur bourgeois, monsieur homme public, monsieur rédacteur, monsieur écrivain, courage, ouste, ce sera fait, dites-nous tout.

Il doit être dans les dix heures du matin. Je traîne encore en pyjama, je devrais m’habiller, me dépêcher, ils n’ont pas téléphoné à ce… c’est inouï, dans cette maison personne ne s’occupe de rien.

Je suis peut-être un peu plus nerveux qu’il ne faudrait, ma femme n’est pas de reste, elle argumente sur un ton plus haut que le mien et, d’une façon inadaptée aux circonstances, elle se met à détailler mon caractère.

De fil en aiguille, comme le disent savoureusement les villageois, les deux parties montent au créneau, comme s’il ne s’agissait pas d’une petite chose oubliée ou négligée, mais de toute cette vie de merde. Ma tête enfle, mes yeux étincellent, je gesticule des deux bras. Je ne remarque même pas que derrière la porte de la salle de bains, derrière mes talons, la voix fluette s’est brisée, à l’endroit où elle en était :

„Du kannst alles haben von mir…“[3]

J’ai complètement oublié que dedans Elíz astique une poignée de porte.

- Quoi ? – Je hurle comme un chacal. – Quoi ? Qu’est-ce que je suis ? Une baudruche gonflée ?

Le monde tourne avec moi, ma main s’élève comme un marteau.

C’est à ce moment-là qu’une étroite fente prudente s’ouvre à la porte de la salle de bains. Et un profil effrayé se faufile par la fente, un liseron fané dans la clôture.

Vlan !

Le marteau retombe et frappe.

Sans raison aucune, juste pour terminer le geste, j’ai giflé Elíz, qui est tombée entre nous deux comme une feuille d’automne peut tomber sous un rouleau compresseur en train d’écraser des pavés de granit.

Elle a aussitôt rentré sa tête dans la salle de bains, elle a disparu pour continuer d’astiquer la poignée.

Le soir, avant que je n’aie pu lui parler, elle a fui, nous ne l’avons plus jamais revue.

Je ne la vois plus pour lui dire, pour lui expliquer, pour expier…, pour lui donner satisfaction, pour me battre contre un homme qui relèverait le défi pour elle, pour me punir… pour me battre, en chemise et sans épée… pour baiser la main d’Elíz, ou pour au moins être moi-même l’homme dont parlait sa chanson, celui qui la conduira à l’autel, dans une pureté virginale, renonçant même au sacrifice qu’elle réservait à cet homme.

 

Pesti Napló, 13 janvier 1938

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[1] Faubourgs de Vienne

[2] Mon chéri ne pleure pas/Tu peux tout obtenir de moi sauf une chose/Car ça je le réserve/Pour l’homme qui/ Me conduira à l’autel/Mon chéri ne pleure pas…

[3] Tu peux tout obtenir de moi…