Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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aurore borÉale

Je suis désordonné et distrait, une fois de plus je n’avais pas de boussole sur moi, pourtant je m’étais juré de m’en procurer une lorsque Goga[1] est devenu premier ministre : désormais l’instinct seul ne suffit plus guère pour s’orienter.

Cette fois cet instrument politique m’aurait été bien utile, à dix heures du soir près du Danube, lorsque, depuis le pont Marguerite cet arc rouge a tout à coup grimpé dans le ciel, et les gens se sont arrêtés.

- Le quartier de Újpest est en flamme – remarqua tragiquement un descendant du rabbin miraculeux de Cracovie, avec la fermeté visionnaire qui, même complètement fausse, en imposera en tout cas avec sa télépathie.

- Abruti – remarqua un descendant tardif du philosophe positiviste Auguste Comte – j’en arrive en auto.

- Alors qu’est-ce que c’est ? – remarqua une dame qui dans le jeu de "Bar Kokhba"[2] demande d’abord s’il s’agit d’un objet, si oui, demande si des franges y pendent, et si la réponse est non, donne sa langue au chat en disant : alors je ne sais pas.

- Allons, allons – dit dédaigneusement un bien informé – les gens s’arrêtent pour n’importe quoi. C’est maintenant qu’ils s’en aperçoivent, alors que ça fait des années que cette réclame de cirage luit derrière la Gare de l’Ouest.

Or maintenant, avec une boussole sur moi j’interviendrais aussitôt, au minimum pour préciser que cette lumière ne provient pas de l’Ouest mais du Nord, d’où il n’y a plus qu’un pas à faire pour penser à une aurore boréale, d’autant que les aurores du levant et du ponant sont relativement rares.

Mais je me suis aperçu d’autre chose encore. En effet les boussoles ont dansé partout cette nuit, vu que l’aurore boréale n’est autre qu’un désordre magnétique, et la cause de ce désordre magnétique est à chercher dans les taches bien connues du Soleil dont les astronomes et les esthéticiennes causent depuis des jours. Cela prouve que les Allemands ont raison (comme tant d’autres fois), quand ils attribuent au Soleil le genre féminin (Die Sonne), contrairement au français chez qui Soleil est du genre masculin (Le Soleil). Un homme serait bien incapable de provoquer un tel scandale universel, de crier « c’est le ciel qui tombe et c’est la terre qui tremble », « l’aurore boréale et une averse magnétique menacent », rien qu’à cause d’un vilain bouton.

Mais, je n’avais pas de boussole sur moi, par conséquent moi-même je n’ai appris que dans les journaux que la veille au soir nous avions été témoins d’un phénomène céleste extrêmement rare : il n’arrive qu’une fois tous les cents ans qu’une "aurora borealis", la réclame au néon du magnétisme terrestre, brille si loin au Sud.

Parce que, en effet…

En effet, j’ai une modeste hypothèse pour expliquer le phénomène, ma théorie scientifique personnelle. Je n’aimerais pas qu’on me qualifie de tendancieux ou d’imaginatif, voire d’outrecuidant mais, euh, comment dire, une chose est sûre, j’ai passé l’été dernier à Stockholm et les Suédois n’ont pas encore oublié ce que j’ai souvent réclamé : quel dommage que je sois venu ici en été, je ne peux pas voir d’aurore boréale, or ça m’aurait fait tellement plaisir.

Or…

N’avez-vous pas remarqué la soudaineté avec laquelle elle a disparu du ciel ?

Soudainement, comme si on l’avait offensée.

Comme pour dire : alors là, je fais un saut à Budapest pour que ce misérable puisse me voir, il l’avait tant réclamé – or il ne fait que me regarder bêtement, sans même me souhaiter la bienvenue.

C’est un mirage qu’il faut à un type comme ça, pas une aurore boréale.

On ne m’y reprendra plus.

 

Az Est, 28 janvier 1938

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[1] Octavian Goga (1881-1938). Premier ministre du royaume de Roumanie en 1937 et 1938.

[2] Jeu de devinettes baptisé d’après le personnage historique, héros juif de la seconde guerre judéo-romaine (132-135).