Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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haut et profond

Entrées pour l’Encyclopédie

 

Mon chapeau est haut de forme

Ça n’a rien d’une bagatelle –

Une hauteur quand je le porte,

La profondeur lorsque je l’ôte.

(János Arany)

À quel point on utilise fréquemment ces deux mots ! Parmi les couples de mots opposés, celle-ci est peut-être la seule que nous mentionnons aussi souvent au sens premier qu’au sens figuré.

Dans leur signification physique, autrefois aussi, mais plus encore depuis Einstein, il n’y a pas de doute qu’ils représentent des états relatifs. On n’a pas besoin d’une très haute culture ("haute") ni d’une profonde réflexion ("profonde") pour comprendre que dehors dans l’Espace il n’y a ni profondeur ni hauteur, il n’y a que des distances que l’observateur juge, pour son seul et propre usage, avec ces mots. Les étoiles peuvent briller haut au-dessus de nous, nous papillotons profondément sous ces étoiles, ce qui par exemple pour les Martiens pourrait être tout aussi valable en négatif s’ils étaient en contact avec nous, que le serait cette autre égalité avec des signes contraires dont nous avons déjà l’habitude : dans un dialogue les deux interlocuteurs utilisent le mot "moi" alors qu’ils entendent par ce mot des choses non seulement différentes mais carrément contraires. D’ailleurs, depuis que le succès de Copernic fait taire notre autre conviction concernant la forme de notre planète, nous avons cessé de débattre pour savoir si c’est nous qui sommes "en haut" et c’est l’Amérique qui est "en bas" – le membre clandestin du parti politique opprimé de la terre plate a intérêt de faire semblant de croire qu’il est possible qu’en Amérique les gens pendouillent la tête en bas et pourtant ils ne tombent pas.

Il nous a été un peu plus difficile de nous habituer aux sens relatifs du "profond" et du "haut" dans le monde invisible où l’on utilise ces termes au sens figuré.

En particulier dans les domaines de l’esthétique et de l’optique.

On entend dire et on lit à tout bout de champ les expressions suivantes dans les critiques, la psychologie, la caractérologie, l’esthétique : "pensée profonde", "discours qui vole haut", "profonde sagesse", "haut niveau moral" ou plus généralement "abyssal" ou "élevé" – ou éventuellement dans le langage quotidien : "ça vole trop haut pour moi" ou "c’est une chose très profonde, vous savez ".

Passe encore quand nous parlons ainsi de pensées, capacités, moralités d’autrui, dans notre modestie obligatoire, en comparant à nous les différents niveaux.

Mais certains pensent sérieusement être profonds ou hauts, qui prennent au mot la tournure verbale employée par autrui. Ils la prennent au mot et parfois, en secret ou en s’admirant dans un miroir, ils se désignent eux-mêmes aussi par ces termes relatifs. Et ils déambulent dans le monde comme s’il s’agissait d’une promotion réelle, d’une distinction, d’un titre de noblesse qui oblige. Je connais un philosophe que ses critiques considèrent comme "profond" : il a pris cela au mot, et il affiche constamment une tête comme si une cloche de plongée lui pendait au cou. Un de mes amis, un poète, lui, flaire avec les ailes de son nez comme s’il avait des vertiges dans la "hauteur" ou ses rimes l’ont élevé.

C’est aussi ridicule que si une majesté royale ne se contentait pas de se décrire au pluriel mais elle parlerait en plus de "notre majestueuse personne". Celui qui a essayé un jour de voler ou de grimper sur une haute montagne sait bien que ce n’est pas le lieu où nous sommes que nous sentons haut, mais c’est la terre abandonnée que nous sentons bas. L’endroit où nous sommes, ce point fixe, est le centre, le centre du monde, que nous puissions en bouger ou non.

L’aviateur qui à cinq mille mètres est pris de vertige, du vertige de sa propre bravoure ou de sa force, nous ne l'appelons ni poète élevé ni penseur profond, mais un mauvais pilote. Le héros de l'élan et de la "passion" du comédien, de l'écrivain, de l'homme politique, je ne le crois que si je le vois comme chez lui, dans la profondeur comme dans l'altitude.

Il n'y a maintenant qu'une seule profondeur et une seule hauteur atteignable pour nous : accéder à notre propre valeur. Il y a beaucoup de Napoléons qui couraient et courent encore en ce monde, mais nous les reconnaissons d'après le seul qui, hissé à n'importe quelle hauteur, a toujours été d'un degré au-dessus de son propre rang.

 

Pesti Napló, 29 janvier 1937.

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