Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
gangsters
Hum, hum. Une affaire
bien pénible ce mec, ce Syc… ou Sicc,
ou comment on l’appelle déjà ce roi de la pègre américaine. Moi-même je secoue
la tête, néanmoins je suis indulgent avec la ville et l’opinion publique et les
autorités – les enfants, avouons que c’était une affaire pénible, mais j’étais
comme les autres, ne reprochons rien à personne, moi aussi je brûlais d’envie
de le voir quand j’ai entendu dire qu’il est arrivé. Un gangster, un vrai
gangster, un croque-mitaine américain dont on se sert pour faire peur aux
petits européens, il les emportera s’ils ne sont pas sages. Un gangster, un
vrai gangster, un chevalier du cambriolage, un nez de cuir, le roi du revolver,
qui braque les passants depuis son auto blindée ! Au temps de la
prohibition il a amassé des fortunes effroyables, il a noyé l’Amérique asséchée
dans l’alcool de bois, il traînait derrière lui des bébés enchaînés, il les
exposait dans ses vitrines illuminées, avec une feuille au cou portant le
montant de la rançon.
Une affaire pénible, franchement pénible,
hum, hum. Le mieux serait de l’oublier, ne plus y penser, la chasser d’un
revers de main comme quand dans la rue, entre amis, on se rappelle un souvenir
pénible, un faux pas, comme par exemple hier j’ai vachement flatté le maître de
la maison, puis il s’est avéré que c’était un domestique – que c’est pénible,
on secoue la tête et on dit vigoureusement, à haute voix dans la rue : oh
là, là, quand même, allons, passons !
Évidemment nous étions tous curieux de le
voir. Il a été appelé ici, hélé là-bas, interviewé par des journalistes,
recherché par des délégations d’associations, interrogé pendant des heures par
les autorités, convoqué à la douane, ils ont longtemps négocié avec lui avant
de conclure. Je veux même croire ce que j’ai entendu d’une oreille, que
"le Cercle Féminin de
À quel point nous voulions être généreux
avec ce salopard ! En comprenant sa situation impossible, qu’il est
incapable de dépenser sa fortune insensée car toutes les portes lui sont
interdites, nous avons bien voulu l’autoriser à faire une donation à quelques
sociétés de bienfaisance, par exemple la Société d’Entraide des Propriétaires
Terriens en Souffrance Puerpérale, et à s’installer, au nom du Seigneur, qui
voit l’agneau prodigue revenu au bercail d’un œil plus caressant que ses autres
agneaux. Une action sérieuse a été lancée,
Et que se passe-t-il là-dessus, je vous le
demande ?
Le lendemain matin on comprend que le type
n’a pas de fortune et qu’il n’est même pas un gangster.
C’est un type ordinaire, vulgaire.
Il n’a jamais fait la contrebande de
l’alcool, jamais enlevé de bébé, il a été pris sur le fait quand il a tenté de
déchiffrer dans un dictionnaire ce que le mot "kidnapping" voulait
dire.
L’agneau prodigue.
Il n’a jamais commis l’ombre d’un crime
dans sa vie !
Quel escroc insolent !
Quant à sa fortune… Il est simplement venu
chez nous pour se cacher. Et pour vivre pour pas cher.
Mais on l’a vite expulsé du pays. Ganef, racaille, lui a-t-on dit, faites vos prières.
Minable matou caché dans une peau de
tigre ! Ouste, dehors !
Magyarország, 16 janvier
1937