Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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J’ai sali le tram

Une petite autoanalyse

Je me suis vilainement brouillé avec un vieil ami – pour la première fois de ma vie, peut-être, j’ai pris une position morale pour ma propre défense. J’ai une assez grande expérience pour supporter les offenses, les tumultes et les compétitions, j’applique le meilleur remède, la recette de János Arany : « quand je rencontrais un maquignon de maître et il m’éclaboussait de boue – je ne discutais pas : je m’écartais, je m’essuyais ». Cette fois (je ne sais pas quelle mouche m’a piqué, je devais être exténué – l’homme devient après tout violent quand il se sent affaibli) j’ai fait exception, j’ai manifesté clairement mon opinion et mon impression sur le comportement de cette personne, je l’ai accusée d’une vilenie qui, si elle avait été vraie aurait effectivement mérité la colère et l’antipathie des gens honnêtes et civilisés.

Par la suite, sur mon initiative, vinrent des explications, d’autant plus que s’agissant par ailleurs d’une âme talentueuse et enthousiaste qui dans ses minutes non passionnelles est elle-même un fervent chercheur de la vérité objective, je ne pouvais pas mettre au clair l’affaire avec un autre que lui, la partie offensée. Ce qui l’avait surtout blessé (et c’était prévisible) c’est que je l’aie cru capable de la vilenie en question, cette bassesse, cette inhumanité, qu’il était le premier à réprouver.

            Puis je lui ai rappelé un de mes critères que dans mon accusation formulée sous le coup de la colère mais avec soin, je n’avais pas manqué de souligner. Avant de circonscrire ladite vilenie j’avais utilisé l’expression : « comme nous, hommes faillibles, avons coutume d’agir ». Par cette première personne du pluriel je comptais lui offrir d’emblée une circonstance atténuante, en reconnaissant que je ne le prenais pas pour un homme vil et bas en général, seulement faible, car il succombait au diable qui guette là dans notre âme à tous, dans la mienne aussi, mais moi (tout au moins je l’espère, ai-je dit) j’arrive à le tenir en laisse lorsqu’en flairant une possibilité de l’emporter, il se met à roucouler – alors que lui, dans le vertige d’une autre faiblesse humaine, la vanité, refuse de reconnaître ce diable sous prétexte que son âme est pure.

            Mon ami fut surpris par mon argumentaire, il réfléchit quelques minutes, avant de déclarer dédaigneusement que cette première personne du pluriel n’était de ma part qu’une formule oratoire, une sorte de « captatio benevolentiae[1] » par laquelle l’artiste des mots veut à la fois gagner contre celui qu’il attaque et le désarmer. Au demeurant, il était convaincu que moi je me sentais indemne  de ce genre d’emportement maladif, pervers, donc je méprisais celui qui y serait sujet. D’autre part, si je le découvrais tout de même en moi, ma vanité m’empêcherait de le reconnaître.

            Étant donné qu’autant que je sache, en moi comme en les autres j’ai toujours été en quête de la réalité, cela m’a fait de la peine qu’il me soupçonnât de donner plus d’importance aux "formules oratoires" qu’à l’essentiel. J’ai déambulé de mauvaise humeur vers le Danube après notre séparation, et pour me consoler (voir le Lustprinzip[2] de Freud), j’ai acheté une belle pêche pour la maison. Mais mon avidité l’a emporté et comme il y avait peu de passagers dans le tram, je l’ai mangée en catimini, j’ai caché le noyau dans le petit sac en papier et je l’ai fourré par terre sous mon banc. J’ai cru que personne ne m’avait vu.

À peine une minute plus tard le receveur s’est approché de moi. Un vieux monsieur moustachu au visage doux, je crois bien qu’il avait des lunettes. Il s’est penché aimablement jusqu’à mon oreille et s’est mis gentiment à me chuchoter quelque chose.

J’ai cru qu’il s’agissait d’un sujet personnel, qu’il m’aurait reconnu et il souhaitait me communiquer quelque chose, soit me demander de pistonner quelqu’un, soit me raconter une blague. Sa confiance me faisait honneur, je lui ai prêté l’oreille de bon cœur et je l’ai encouragé, tout à fait prêt à courir à son secours ou discuter avec lui. C’est alors que j’ai compris ses paroles.

- Monsieur, je vous demande respectueusement, chuchota-t-il, d’éviter dans la mesure du possible de laisser des déchets derrière vous, c’est écrit dans le règlement, et si le contrôleur vous remarque vous risquerez des ennuis.

Alors, pour qui me connaît, et comme je me connais moi-même, j’aurais dû aussitôt le féliciter pour son avertissement tendre, courtois et plein de tact, comme une personne qui incarne mon idéal de l’homme civilisé, le "gentleman" au sens de Lao-Tseu, que j’ai si souvent formulé en prêchant les belles manières, qui sont si importantes dans ce monde que l’avidité, l’égoïsme et les passions aveugles ont rendu insupportable et dont j’attends la rédemption.

Que s’est-il passé à la place de cela ?

Il s’est passé que je devins rouge paprika et je me suis mis à hurler très fort pour que tout le monde l’entende.

- Si cela vous déplaît et si vous croyez que vous en avez le droit, portez plainte contre moi, mais je ne permets à personne de m’apprendre le savoir-vivre.

Le doux vieux me regarda avec ahurissement, balbutia quelques mots, très gêné, pour dire qu’il n’avait aucunement l’intention d’aller se plaindre, il pensait seulement…

Mais je ne l’ai pas laissé parler, j’ai continué de crier :

- Ou alors emmerdez tous ceux qui salissent votre voiture… là-bas… et là aussi… regardez… Je ne vois pas pourquoi vous m’avez choisi comme tête de Turc.

Sur ce, je me suis levé et orgueilleux, révolté, j’ai sauté du tram. Je n’ai remarqué qu’ensuite que j’étais descendu deux arrêts plus tôt que prévu.

J’ai peut-être bien fait. En poursuivant ma route à pieds, j’ai eu le temps de regagner mes esprits et de m’étonner de mon comportement. Quelle mouche m’avait piqué de brutaliser ce gentil vieux monsieur qui s’était donné la peine de me demander finement, discrètement, avec bienveillance, de respecter la propreté des transports publics dans l’intérêt de la société ? Comment avais-je pu être aveugle à ce point ?

En poursuivant ma réflexion j’ai aussi compris ce qui était à l’origine de mon emportement : la déception qu’il n’était pas venu bavarder avec moi, pour être gentil, voire me flatter, il ne s’était pas adressé à ma "personnalité" comme je l’avais supposé au premier instant, mais il s’adressait à un citoyen qu’il croyait civilisé, alors que moi, n’est-ce pas…

Bref, pure vanité.

Face à mon ami dont je parlais au début, du point de vue de notre débat c’est tout de même moi qui avais raison : j’avais bel et bien droit au pluriel, je cache moi aussi en moi perversité et vilenie. Mais, la vanité qui m’empêchait de le reconnaître, voilà la preuve que je l’ai vaincue.

Je profite de la présente pour demander pardon au brave receveur.

 

Pesti Napló, 12 septembre 1937.

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[1] Pour s’attirer la bienveillance de l’auditoire.

[2] Principe de plaisir, opposé au Principe de réalité.