Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Un foie gras à la vitrine du pâtissier,
et autres anomalies

 

Le foie gras est exposé dans la vitrine de la pâtisserie, sur un plat d’argent, entouré des habituelles spécialités pâtissières et autres compositions gourmandes : religieuse, gâteau au punch, forêt noire, tarte, nougat. Le foie gras est décoré de papier dentelé joliment découpé, comme s’il se trouvait dans le présentoir des gourmandises et d’ailleurs un carton piqué dedans confirme : « foie gras frais » afin qu’il n’y ait pas le moindre doute. Sa surface dorée brille de sa graisse ; ses deux moitiés, une plus petite et une plus grande, se séparent négligemment, le dessus pavoise rouge brun !

Un foie gras selon les règles ! Et comme il est réglementaire, c’est donc un travail d’artiste, car vous l’avez deviné, il ne s’agit pas d’un foie gras véritable, mais d’une imitation, ce foie gras est fait en massepain, enrobé de la glaçure convenable, une imitation fidèle. C’est pourquoi il a été placé dans la vitrine de la pâtisserie comme "marchandise amusante", afin de faire venir l’eau à la bouche des âmes bourgeoises aimant rire, sachant que ce public adore les choses amusantes, les déguisements en général – ils peuvent se tordre de rire si un soldat met sur sa tête un chapeau mou, ou si la prima donna d’opérette revêt sur la scène un pantalon de hussard et fait coquettement un salut militaire. Je vois presque Monsieur Kovács s’arrêter devant la vitrine en souriant, hésiter un peu avant d’entrer et l’acheter ; le soir il le posera sur la table : « chérie, regarde, j’ai acheté un splendide foie gras, viens le goûter » et il lui coupera un morceau et il s’étranglera de rire et se tordra de plaisir si sa femme est dupe, l’avale, prend peur et le recrache ; c’est en effet fondamentalement comique qu’elle le recrache, alors que le massepain est en soi délicieux et d’ailleurs sa femme aime beaucoup le massepain. La drôlerie a pour source qu’elle a pris ce foie gras pour du foie gras, elles sont folles les femmes.

Il faut savoir que ce ne sont pas les femmes qui sont folles, mais c’est Monsieur Kovács qui est bête s’il s’imagine que sa femme est illogique. Pour ma part je ne me contenterais pas de cracher, je lancerais le foie gras en massepain tout entier à la tête de Monsieur Kovács pour la farce spirituelle qu’il a manigancée dans un but pédagogique, celui de prouver que l’âme humaine est esclave d’impressions superficielles – or en réalité il s’est tout simplement avéré que l’âme et l’instinct humain fonctionnent normalement, alors que la ruse, la spéculation et la "théorie" sont naïves et stupides.

Il y a trente ans, alors que les expériences canines de Pavlov et ses compères n’avaient pas encore définitivement réglé la question des réflexes conditionnés, il aurait été plus difficile de réfuter la blague faussement scientifique de Monsieur Kovács, une âme d’artiste à l’instinct sain était obligée de protester avec des arguments d’esthétique et de goût, auxquels Monsieur Kovács ne connaît rien et il les aurait simplement déclinés d’un geste dédaigneux. Aujourd’hui la situation est plus simple. Nous pouvons communiquer à Monsieur Kovács que ce n’est pas pure imagination ou caprice que dans la bouche de sa femme le massepain par ailleurs aimé s’est transformé en quelque chose de dégoûtant juste bon à être craché, mais il y avait à cela des raisons réelles et démontrables, puisque le spectacle du foie gras et l’imagination ont déclenché dans son estomac et dans ses glandes salivaires certaines substances chimiques qui, mélangées au foie gras, produisent un composé savoureux et digeste, par contre si on les mêle à du massepain, cela devient un mélange indigeste et repoussant. L’inverse est également vrai, parce que si on m’offre un gâteau au chocolat qui en réalité est fait de foie gras, je le crache tout autant que du foie gras en massepain.

Je n’ai jamais apprécié ce genre de farce aux organes gustatifs, elles ressemblent toutes aux blagues idiotes qui conduisent à la destruction du véritable bon goût, et que moi qui suis un humoriste j’ai toujours autant détestées que leur contraire, la prétention et le faux pathos. Rien à faire, la farce du foie gras en massepain est devenue plus populaire à notre époque, et j’ai même l’impression qu’elle approche d’un apogée, ce qui me réjouit, parce que malheureusement le monde ne sait pas se débarrasser des faux cultes autrement qu’en attendant qu’ils atteignent leur apex, et que la corde surtendue se casse. À ce moment-là la société saine recrache le massepain déguisé en foie gras et le foie gras déguisé en massepain, et elle enseigne à ses cuisiniers et à ses serveurs qu’en matière de nourriture corporelle et spirituelle la forme extérieure est tout aussi décisive que la substance, et qu’il ne faut pas déranger leur relation immuable, car dans le cas contraire les deux se transforment en nuisance, maladie et poison, même si séparément elles étaient des constituants salutaires, utiles et essentiels de la riche réalité.

J’ai l’impression que nous nous approchons de cet instant décisif. Il y a des signes qui le montrent. Nous en sommes là que nous sommes obligés de soupçonner du massepain derrière presque tous les foies gras, et du foie gras derrière tous les massepains. Des orgies de dilettantisme sévissent en Europe, chacun fait autre chose que ce qu’il sait faire et ce à quoi son caractère et son talent le prédestinent, les masques officiels ressemblent de plus en plus à cette garniture de papier dentelé que j’ai mentionnée plus haut. Le grand jeu des quatre coins qui a commencé après et à cause du chamboulement de la guerre, déferle, et il a atteint son point d’ébullition : chacun a saisi le tronc d’arbre le plus proche, il s’y accroche désespérément, et le tronc d’arbre qu’il a atteint, resté sans feuillage, erre désespérément çà et là, mettant en danger tout rapprochement. La frayeur et l’incertitude générales contraignent les chevaliers d’industrie qui craignent pour leur peau à un étrange bal masqué : les chèvres timides mais voraces rugissent en peau de lion, et les loups résolus à tout bêlent en peau de mouton.

Je ne parle pas des "carrières" où, grâce à des mesures de faveur de l’État, de braves artisans, de belles âmes raffinées et des agents talentueux réussissent dans le commerce, l’industrie ou les arts, sans oublier les arts industriels comme le cinéma. Tous ces cas ont été dans toutes les époques des exemples incitatifs d’une réussite extrascolaire, ils sont plus utiles que nuisibles, et si de mille guérisseurs sans diplômes s’élève un seul Pasteur, le monde en évolution fait une bonne affaire. Je parle de l’esprit général dans lequel une personne compétente n’ose plus ouvrir la bouche dans son propre foie gras, c’est-à-dire dans sa spécialité, parce que son caractère doux se fait conspuer par la terreur et la vanité au paprika des âmes de massepain. Les "hommes d’action", les barbiers et les employés de commerce rêveurs, dans une opération téméraire, ont séparé le "substantiel" de l’action et la "forme" de l’action, c’est-à-dire l’intention qui la précède, l’accompagne et la contrôle, et ils clament ouvertement que l’action en elle-même est le but et le résultat, et il importe peu quel raisonnement et quel jugement s’y attachent ; s’il n’y a pas d’autre moyen de faire avaler le massepain, il faut lui donner un air de foie gras comme slogan, et le tour est joué. C’est ainsi que surgissent ensuite l’amour de la patrie qualifiée de protection raciale et l’aspiration à la paix identifiée à la fabrication de canons. Que peut faire un pratiquant de la pensée devenu orphelin, qui n’a que son stylo, son cœur et son violon que les barbares prennent pour un tam-tam et ils tambourinent dessus énergiquement avec leurs batteurs ? Comment disait déjà Madách ? « Les saintes doctrines ? Mais ce sont elles, précisément, qui font votre malheur. Quand un hasard vous les fait rencontrer, vous les taillez, aiguisez, raffinez et tortillez si bien que, pour finir, vous en tirer esclavage ou folie… »[1] - vous pétrissez le massepain en foie gras et le foie gras en massepain. Il ne s’ensuivra évidemment qu’un immense dérangement d’estomac – pauvre Prométhée, tu dois encore attendre, attaché au rocher : tu n’auras même pas la satisfaction de voir un aigle arracher morceau par morceau ton foie de fier demi-dieu, il sera picoré miette après miette par des moineaux et des pies, qui en feront leur massepain gourmand.

 

Pesti Napló, 22 septembre 1937.

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[1] Imre Madách, La Tragédie de l’Homme. 7e tableau. (Traduction de Jean Rousselot)