Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« PitiÉ pour le fidÈle ami ! »

ou

L’épaisseur des ballades

Eh bien non, prêchai-je impatiemment, alors plutôt Shakespeare et les grandes envolées, je n’en veux pas de votre densité expressionniste sur la scène, car ce n’est pas de la densité mais sottise et pauvreté de l’âme. Vous ne pétaradez pas de façon dense et ferme parce que vous avez trop de choses à dire, mais parce que votre public est tellement niais et inculte qu’il serait incapable de comprendre des phrases longues, son esprit est limité, le verbe doit talonner très vite le sujet, sans quoi ce public oublierait de quoi il s’agit. Voilà, c’est le secret du style théâtral moderne et du style de la politique moderne à slogans. L’épaisseur des ballades ? – non, mon ami, c’est autre chose – je ne vais pas te chercher des exemples, ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, tu n’as qu’à en chercher dans les classiques aux phrases foisonnantes, à circonlocutions, qui avaient de quoi épaissir ! Ce dialogue dans cette pièce qui te plaît tant, tel le déroulé cinématographique de l’action, m’ennuie et me laisse froid, simplement parce que l’action est simplette et vulgaire, du quotidien, sans intérêt – bon, ils se fâchent à cause de la femme, et alors, qu’est-ce que ça peut me faire ? Tu veux que je te dise à quoi ressemble une vraie densité, la représentation d’une situation physiquement et psychiquement compliquée, excitante (j’ai failli dire : une photographie rapide) ? Je vais t’en montrer – tiens, en voici une. Te souviens-tu de l’école : la ballade "Bürgschaft"[1] de Schiller ? Möros-Damon veut poignarder le tyran Dionysos, mais on retient son bras, le roi le condamne à mort ; il demande trois jours pour marier sa sœur ; il laisse sur place son ami en caution de son retour ; sinon, qu’on exécute son ami. Ayant rempli son devoir, il se précipite pour revenir, mais le trajet s’avère être une course d’obstacles : le fleuve déborde, la forêt brûle ; enfin, en léger retard, mais près du but, des brigands lui coupent la route. Et alors :

 

„Was wollt ihr?“ ruft er vor Schrecken bleich,

„Ich habe nichts als mein Leben,

Das muß ich dem Könige geben!“

Und entreißt die Keule dem nächsten gleich:

„Um des Freundes willen erbarmet euch!“

Und drei mit gewaltigen Streichen

Erlegt er, die andern entweichen.

 

Retranscrit en prose : « que voulez-vous ? – hurle-t-il, pâle de terreur – je n’ai rien d’autre que ma vie, or je l’ai promise au roi ». Pendant qu’il crie ces mots, il arrache le gourdin du bandit le plus proche. « Pour l’ami fidèle, ayez pitié ! » Crie-t-il – Et il assomme deux des brigands, les autres prennent la fuite. Moi j’appelle cela de la densité, mon ami ! Entrevois-tu la situation ? Il a plus à défendre que sa propre vie – il doit défendre la vie de son ami ! Il n’a pas de temps à perdre en explications, cela le mettrait en retard – il ne veut assassiner personne, mais que peut-il faire ? Il y aurait deux possibilités : soit leur arracher la pitié, la miséricorde, soit en finir avec eux – dans sa hâte extrême il fait les deux. « Ayez pitié ! » - les supplie-t-il, alors qu’au même moment il assomme les mêmes têtes dont il avait sollicité la miséricorde. Quelle extraordinaire description des situations, des problèmes, qui sont toujours doubles, insolubles, car ils sont incrustés dans le temps, or le temps est impitoyable. Chaque fois il convient de trancher de nouveau le nœud gordien dont l’âme humaine pure attend le dénouement rassurant. Voilà, en trois lignes, la tragicomédie de l’homme animal, de l’espèce et de l’individu, en ce monde, l’image de l’absurde, dans une formule quasi mathématique, la preuve ad absurdum – d’un côté le Temps que l’on ne peut pas arrêter en tant que forme de la vie et, de l’autre côté, la Raison et la Morale hors du temps, en lutte éternelle l’une contre l’autre, deux valeurs qui n’ont pas d’échelle commune, que seul un Dieu pourrait porter à un dénominateur commun, quelque part dans une cinquième dimension !

Mais notre ami, qui suivait notre débat avec un sourire ironique, toujours prêt à entraver l’envol de l’imagination (après avoir démontré que l’imagination n’est que convulsions de "l’âme de l’artiste", conséquence de son savoir factuel imparfait de la réalité, de même que la maison n’est qu’un signe secondaire imparfait et de même que la couleur n’est qu’une partie imparfaite de la lumière incolore et blanche), s’est mis brusquement à parler.

- Excusez, cher Maître, votre explication de la poésie est vraiment admirablement intéressante. Il n’y a qu’un seul petit hic, en l’occurrence le point de départ qui est complètement faux. Les mots "erbarmet Euch", notre ami Damon ne les adresse pas aux brigands, comme vous l’aimeriez pour soutenir votre thèse, mais aux dieux, auxquels il s’adresse dans sa ballade à plusieurs reprises. Vue sous cet angle sa nature de ballade devient moins évidente, elle apparaît bien plus logique, si vous le permettez. Le bon sens – ne m’en veuillez pas – ne permettrait d’ailleurs pas de gober une telle ineptie – pardonnez-moi, ce n’est nullement contre votre personne – que quelqu’un appelle la miséricorde d’un congénère qu’il est en train d’assommer avec son propre gourdin. On ne peut pas supposer une chose pareille, même pas de vous, mon cher confrère poète.

Nous étions tous les deux interloqués, ni l’un ni l’autre n’y avions pensé. J’ai été le premier à regagner mes esprits après un tel coup de massue.

- Eh bien là, je m’inscris en faux aussi sec, ai-je dit, pas tout à fait dans le style de mon confrère Schiller, mais avec un orgueil classique. – Il est possible que d’un point de vue scientifique le comportement de Damon ne soit pas logique, néanmoins dans l’optique d’une psychologie poétique, plus délicate, donc finalement plus logique, cela ne pourrait pas être autrement.

Nous en sommes arrivés à un pari, et nous avons tous les deux admis pour arbitre le professeur de littérature d’une école allemande de Budapest, qui a répondu à ma lettre, très aimablement et avec beaucoup d’esprit, entre autres, ce qui suit :

« S’il restait un doute dans l’interprétation de ces vers où vous prenez le parti que je prends moi-même, nous devons réfléchir à ce que ce pauvre Damon n’avait nullement les moyens de bien peser chaque mot, son état d’esprit ne lui permettant pas d’analyser la justesse des termes et d’assumer une responsabilité littérale pour eux. N’oublions pas que ses nerfs étaient passablement mis à l’épreuve par le mariage de sa sœur devenu urgent (pour quelle raison fallait-il si promptement marier la petite sœur ?). J’ai l’impression que la famille donnait beaucoup de soucis à Damon en ce temps-là, même si nous supposons qu’il n’avait que cette seule sœur et que leurs parents n’étaient plus de ce monde (question : est-ce que ce n’est pas le chagrin causé par leurs deux enfants turbulents qui les avaient poussés à la tombe trop tôt ?). Bref, il était sur le retour de ce mariage précipité, et peu après avoir traversé à la nage le fleuve débordé. On peut supposer qu’il était essoufflé – qu’il était manifestement hors de lui, sans trop savoir ce qu’il disait – les mots glissaient sur ses lèvres, pendant que ses mains déployaient toute leur fureur sur ce gourdin attrapé, cette fureur accumulée en lui par ses affaires mal ficelées, l’attentat mal abouti, la sottise de la sœur, et maintenant cette course imbécile autour de sa propre exécution. J’ai bien essayé d’y voir clair d’un point de vue grammatical, stylistique et psychologique. Je suis toutefois conscient que je serais incapable de fournir une interprétation logiquement contraignante. Je me console, comme je vous console, avec les paroles du vieux Goethe : « Wenn ihr nicht fühlt, ihr werdet nicht erjagen ».

Mon cher ami D., je vous communique tout de suite la réponse de l’arbitre. « Celui qui ne sent pas cela, impossible de le convaincre », c’est ainsi que je traduirais les mots de Goethe. Je reconnais que cette décision du jury ne m’a pas fermement adjugé la modeste somme d’argent, enjeu de note pari. En revanche, compte tenu des circonstances extérieures défavorables, ayant grand besoin même de ce petit montant, je vous prie, avant que nous fassions appel à un jury supérieur, de me prendre en pitié et de m’envoyer le susdit montant, faute de quoi je me verrais contraint de saisir le gourdin du jugement et de vous assommer si fort que plus jamais vous n’oseriez mettre en doute "d’un point de vue logique" la compétence d’un poète en matière de poésie.

 

Pesti Napló, 2 octobre 1937.

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[1] Caution : Ballade de Schiller (1798)