Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

 

Je dÉmÉnage

Lamentation entre les pieds d’une table renversée

Je pourrais difficilement trouver autre chose pour m’asseoir. Il y aurait à la rigueur les planches du lit démonté qui font le pont entre deux caisses, ou le dessus du grand bahut, mais deux lustres s’y étalent depuis qu’on les a décrochés. Et maintenant ils laissent pendre leurs chaînes de tous les côtés tels deux poulpes des mers profondes qui éclatent si on les remonte à la surface, au lieu de flotter avec grâce dans leur milieu naturel. Le reste, tout ce qu’on a, est poussé, retourné, mis sur la tête par ces braves ouvriers qui me lancent un clin d’œil dégoûté chaque fois qu’ils passent près de moi : qu’est-ce que j’ai à leur pomper l’air ici, objet vivant qui pourrait débarrasser le plancher, ne voit-il pas que les vivants n’ont pas leur place ici ? Ce qui a de l’intérêt, c’est le matériel muet et docile qu’il faut bouger pour qu’il devienne digne de sa dénomination fière de "mobilier".

Du mobilier en effet, je le constate péniblement, sans doute possible. Tout ce que nous croyons "solide et éternel" branle et grince et rampe et roule, le mur du couloir que je croyais être un pilier de l’appartement, tombe en avant, démuni de ses vis et boulons ; les appliques de la salle de bains ainsi que l’installation de rasage montée sur la baignoire. Il s’agit bel et bien d’un tremblement de terre à usage privé, une tornade domestique, sauve qui peut ! Mais où ?

Où ? Mais dans le nouvel appartement où il y aura le chauffage urbain, eau chaude et froide, tout confort comme disent les petites annonces : bottier et gaz hilarant[1]. Si je décompte les objets vivants, de chair et d’os, comme négligeables, je pourrai comparer à un cauchemar obsédant ce qui se passe ici – les chaises, les tables et les crédences quittent leur place, ils chassent les portes de leurs gonds, ils trépignent et se mettent en branle, avancent à tâtons, dévalent l’escalier en cahotant, en brinqueballant, en haletant, jusqu’à la rue, exposant impudiquement leur ventre, tous les secrets d’une vie privée, parce que, que fiche par exemple dans la cage d’escalier, sous le porche, devant la porte et dans la rue ce petit secrétaire en marqueterie que j’ai reçu en cadeau il y a dix ans, pour y ranger mes documents strictement privés, que font là ces objets amusants, souvenirs d’une nuit étrange ? Que font-ils ici, les passants, en quoi est-ce que ça les regarde, ce buste, ce croquis naguère encadré au mur représentant une dame dénudée, tournant le dos au spectateur, offensée qu’on ne la voile même pas, pourtant elle doit avoir froid dans cette grise humidité d’automne ? Que fait le chat sur la table et le pare-feu dans la glacière et les casseroles, les balais, l’aspirateur et la cireuse à parquet imbriqués l’un dans l’autre comme les gens qui fuient une ville bombardée – ils affluent, ils défilent, tantôt interrogatifs, tantôt boitant, tantôt arpentant, en tête une étagère vidée de ses livres conduit cette marche funèbre – un camion s’arrête devant la porte, ils se poussent, se bousculent pour y grimper tels des noyés dans le bateau sauveur, pas de place pour tous, certains grimpent sur le toit, d’une main, d’un pied, comme ça vient. Puis le camion démarre, il les emporte à leur nouveau havre – là-bas tout recommence, ils s’extraient des tréfonds du convoi et visent le sixième étage de cet étroit escalier tortueux – seul un pied cassé du piano gît tristement dans la rue.

À quoi ça sert tout cela, à quoi bon, pourquoi c’est utile, et puisqu’il le faut, pourquoi les gens n’y pensent pas plus tôt, à l’avance, avant d’occuper un nouveau logement ? Car le fait est qu’une grande ville est préparée à tout, sauf à ce qui est le plus fréquent, ce qui recommence tous les trimestres, ce gigantesque jeu de chaises musicales, quand un pourcentage considérable de la population s’ébranle, se met à courir à gauche, à droite, comme si on la poursuivait, puis le premier du mois elle se case sous l’abri le plus proche qu’elle trouve, et elle s’y blottit pour quelques trimestres, jusqu’à ce que retentisse à nouveau le cri d’alarme : « on tourne ! », et le ballet recommence. Nous nous préparons à l’hiver et au printemps, à la grêle et aux éruptions volcaniques, nous fabriquons des masques à gaz et aménageons des abris souterrains pour le cas d’attaques aériennes, nous organisons des exercices de défense passive, mais les immeubles, les cages d’escalier, les appartements et les meubles dans les appartements se construisent et se fabriquent comme s’ils étaient nés dans l’utérus d’une mère, réduits à une coexistence éternelle qu’il serait totalement inutile de songer à jamais changer, sinon, dans le meilleur cas, à la manière de ces bouteilles qui exposent dans leur intérieur une charmante maisonnette en bois, au point que le spectateur se brise la tête contre le mur de la réflexion : comment diable a-t-elle fait pour rentrer là-dedans, et comment l’en faire sortir autrement qu’en cassant la bouteille ? Si on y réfléchit pour la bouteille, personne ne songe à l’encombrante armoire taillée d’une seule pièce, meuble antique du dix-septième siècle : comment va-t-on la faire descendre par l’escalier moderne et ergonomique, ou comment fera-t-on pour la remonter au sixième étage à gauche de ce coude étroit. Elle rigole, pleine de goguenardise, dans sa fière solitude en pensant au prochain déménagement, à l’instar de la cigogne qui sert le déjeuner pour Maître Renard dans un vase au long col, par vengeance parce que celui-ci lui avait servi une assette plate.

L’expérience ne sert à rien, l’industriel continue de produire des cornues abstraites, en se tourmentant sans cesse sur des solutions statiques, jamais dynamiques, alors que la susdite qualification "mobilier" pourrait l’avertir que pour un habitant des immeubles de rapport dans les grandes villes le meuble est un objet mobile, comme une gamelle, ou comme une cantine ambulante qui accompagne l’armée. Le mieux et le plus simple serait que chaque meuble soit carrément monté sur des roulettes ou soit pliable comme les abat-jour, ou enroulable comme les tapis. Je n’ose pas avancer mon idée la plus pratique, une solution définitive du problème : les meubles gonflables. Mais oui, des canapés en caoutchouc, des bureaux en caoutchouc, des crédences en caoutchouc, on pourrait les gonfler ensuite à la taille qui convient, grands comme la pièce si on veut, si elle n’est pas déjà surchargée de meubles. Cette matière conviendrait également le mieux à la vie économique fluctuante des bourgeois de Budapest – si les affaires marchent mal et le logement est exigu, je gonfle mon meuble en un petit pouf élégant, ensuite un peu enrichi, après l’installation dans un logement moins modeste, je pourrai gonfler le même pouf en un énorme fauteuil de bureau – ce n’est qu’une question de surplus d’air de gonflage, or celui à qui Dieu a donné une promotion, Il le pourvoira aussi de poumons suffisants. Ou bien, la chambre des enfants par exemple, au fur et à mesure que les enfants grandissent il serait très simple de la gonfler un peu plus – le lit à barreaux deviendra lit à baldaquin et le pot de chambre éventuellement une chaise de velours.

Le jour du déménagement il n’y a qu’à les dégonfler et le mobilier du cinq-pièces une fois plié peut être aisément emporté par n’importe qui, sous le bras, dans le nouveau logement. Sous réserve qu’une révolution totale de la question du logement ne crée d’abord la maison gonflable, qui s’accroît ou se réduit à volonté, selon que le déménagé est une puce ou un éléphant. Dans ce cas tout mobilier devient inutile, je peux emporter le logement entier là où je veux, dans une forêt ou dans un champ où je pourrai enfin trouver le repos. J’observe en outre qu’il ne serait pas une mauvaise idée de transformer le globe terrestre en un ballon gonflable, de toute façon la place y manque – les États désireux de s’agrandir ne seraient pas obligés d’aller chercher du terrain chez le voisin, ils pourraient s’agrandir sans que ce soit aux dépens d’autrui, et on pourrait exploiter le magnifique élan des orateurs impérialistes pour gonfler notre globe terrestre.

 

Pesti Napló, 10 novembre 1937.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Allusion à une enseigne de bottier de l’époque.