Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
coursier de budapest
Ça s’est passé il y a un an.
Il se tenait devant ma table au café, une
casquette portant un numéro ; et sous la casquette, cheveux blancs,
moustache blanche. Je n’ai remarqué tout cela qu’à la dernière seconde, j’étais
en train d’écrire une lettre, sans lever la tête.
- Je vous dois quelque chose ? –
ai-je demandé distraitement.
- Cinq pengoes – répondit-il.
- C’est beaucoup. Le travail vous a
pris une heure au maximum, vous pouviez prendre le tram, je ne me laisserai pas
arnaquer. Tenez, quatre pengoes.
J’ai vite posé quatre pengoes sur la table, et griffonné une ligne
supplémentaire. J’ai entendu quand il a tourné les talons et est parti, j’ai
remarqué qu’il n’avait pas essayé de négocier, il a admis que j’avais raison.
Quand j’ai tendu la main pour l’enveloppe, j’ai vu que les quatre pengoes étaient toujours sur la table.
Il était sur le point d’ouvrir la porte,
pour sortir. Je lui ai crié :
- Hé… Vos quatre pengoes sont restés ici !
Il a bien entendu mais il ne s’est pas
retourné. Il a redressé sa tête chenue et fait un geste de la main en arrière.
Puis il a disparu.
- Hé, garçon !...
Rattrapez-le !... Portez-lui cet argent !...
Le garçon est revenu peu après. Tout
essoufflé.
- Il l’a refusé. Il est parti.
- Vous n’avez pas relevé son
numéro ?
- Non.
- Que le diable l’emporte ! Où il
travaille d’habitude ?
- Je ne le connais pas. C’est la
première fois que je l’ai vu.
J’ai repris les pièces. J’ai pensé qu’il reviendrait
– j’ai décidé sur-le-champ que je lui donnerais cinq pengoes, je ne prenais pas
toute cette affaire au sérieux en fait.
Mais il n’est pas revenu. Ni ce jour-là, ni
le lendemain.
Pourtant je me souviens, c’est carrément à
cause de lui que je me suis installé dans le même café, alors que mes affaires
m’appelaient autre part. Je suis resté assis là pour méditer pendant trois
heures, et j’ai consommé pour au moins trois pengoes. Il n’est pas revenu.
Personne ne le connaissait dans le
quartier.
Toutes mes questions, mes recherches sont
restées vaines. Je m’en voulais, je n’aimais pas l’idée d’accepter un cadeau de
quatre pengoes d’un coursier inconnu.
J’ai pris racine dans ce café. Je suis
devenu un habitué. Je fais de nouvelles connaissances, j’ai transformé mon mode
de vie. Je me suis peut-être même encanaillé un peu.
J’ai gardé pendant des mois l’espoir qu’il
me ferait un procès. J’aurais volontiers payé les frais de justice, aussi pour
lui. J’aurais été ravi qu’il porte plainte. Rien que pour le retrouver. Pour
que cette épée de Damoclès ne reste plus suspendue au-dessus de ma tête.
Mais il ne s’est pas manifesté. Jamais.
Aujourd’hui je peux avouer que ce souvenir
pénible refoulé est en fait à l’origine de ma névrose. Je n’ose pas tisser de
grands projets, me lever, jouer un rôle dans la vie publique. J’ai l’idée fixe
qu’à l’instant où je devrais prononcer le mot décisif, le mot responsable, le
grand mot dans la rue, sur le papier, sur l’estrade, il surgira de la foule, me
rejoindra et criera fort : c’est celui-là que vous écoutez ? Cet
homme a volé les cinq pengoes d’un
pauvre vieux coursier !
J’ai remarqué que depuis un an je scrute
anxieusement dans la rue tous les coursiers à cheveux blancs et moustache
blanche : n’est-ce pas celui-ci ?
Mais les coursiers se taisent
mystérieusement. Sans se trahir. Ils se taisent et contemplent mon agonie avec
une joie maligne.
Lui aussi, qui se cache parmi les autres.
Je n’en peux plus. Je le supplie par cette
voie de se manifester, pour l’amour du ciel !
Je lui donne les cinq pengoes ! Avec
un an d’intérêts !
Város Politikai Napló 1937