Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Alibi

On demande des autographes à des hommes célèbres, de Thomas Mann jusqu’à Al Capone, sans beaucoup trier, car ce qui compte dans l’autographe c’est la célébrité, ce n’est pas l’homme. C’est un jeu de société, couru surtout par des enfants, je ne vois pas clairement à quoi leur servent ces autographes, j’ai vu de mes propres yeux certains qui les  demandent puis les jettent au prochain coin de rue. Le jeu consiste, je crois en la demande, l’autographe compte beaucoup moins.

Pourtant certains les gardent. C’est ce que j’espère. J’ai en effet l’habitude de noter sous l’autographe la date et aussi le lieu où on me l’a demandé. Ceci franchement et précisément, par exemple : « sur le perron du tram 27 », ou « devant le 12 du Boulevard Erzsébet », ou « lieu d’aisance de la Place Calvin », ou « à bord du Zeppelin », ou « salle d’opération à Stockholm ». J’espère que de cette façon je ne serai pas obligé d’écrire ma biographie obligatoire, j’esquisse un fil conducteur pour la modeste petite foule de mes biographes – après ma mort ils n’auront qu’à collecter mes autographes, on pourra reconstituer en détail où j’ai erré, par où j’ai roulé ma bosse en ce monde.

Mais j’ai aussi un but secret. Les autographes servent aussi d’alibi. Il peut se passer tellement de choses, je peux être mêlé, innocent, à tant de choses dans lesquelles le dernier mot n’a pas encore été prononcé, notamment devant le siège du juge de l’histoire – je n’ai pas encore été convoqué à l’audience finale. Sans même parler de ma femme, qui sort parfois des idées comme : « où donc avez-vous traîné, mon ami, le sept mai de l’année dernière à trois heures de l’après-midi ? ». Eh bien, si je suis dans l’incapacité d’y répondre, on peut toujours espérer qu’un demandeur d’autographe se présentera tout à coup, muni du document, tenez, vous traîniez sur le Boulevard devant une vitrine, vous admiriez des pardessus avec recueillement, c’est là que je vous avais demandé cet autographe.

Il est vrai que le pistolet chargé peut aussi tirer en arrière.

Svarc et Gelb sont assis au café en train de siroter leur petit noir. Ils regardent par la fenêtre, ils s’ennuient. Soudain Gelb sort son carnet et note quelque chose dedans.

- Qu’as-tu écrit ? – demande Svarc dans son ennui.

- L’alibi. Simplement ceci : le 24 janvier à trois heures de l’après-midi j’ai pris un café avec Svarc au Abazzia.

- Ça te sert à quoi ?

- À quoi ? Je te l’ai dit, pour l’alibi. Je fais cela depuis cinq ans. À toute heure du jour je note où je suis et avec qui. Aucun juge d’instruction au monde ne pourra me soupçonner de participation à des affaires criminelles, comme on n’arrête pas de lire dans les journaux : où étiez-vous le 8 février 1933 ? Cela pourra m’être utile. Moi je saurai toujours répondre, j’ai vingt-cinq carnets bien remplis chez moi, rien ne trouble mon sommeil, il n’y a pas de date des années passées dont je ne posséderais pas un alibi. Aujourd’hui aussi j’ai au moins cinq carnets dans mes poches.

Svarc est sur le point de s’étonner, quand un homme morne se plante devant leur table et questionne durement.

- Monsieur Gelb ?

- C’est moi, pourquoi ?

- Je suis inspecteur de la police nationale. Vous êtes en état d’arrestation. Suivez-moi au commissariat.

Gelb fait un clin d’œil  ironique à Svarc.

- Et pour quel motif, si je peux me permettre ?

- Pour le motif, poursuit le détective, qu’il y a deux ans, le 24 septembre, vous avez entraîné le bijoutier Kropf à votre domicile, là vous l’avez tué, volé, coupé en morceaux et enterré dans votre cave.

Gelb s’esclaffe victorieusement.

- Tu vois ! – il se tourne vers Svarc. – Tu vas avoir l’occasion de voir de tes yeux à quoi servent mes carnets d’alibis.

Il sort un carnet de sa quatrième poche, il tourne les pages.

- Mille neuf cent trente-cinq… Quel jour avez-vous dit ?... oui… en septembre… septembre… le combien ?... le vingt-quatre… vingt-deux, vingt-trois… ça y est… quand ?... à trois heures de l’après-midi… une heure… deux heures… trois heures… hum !

Il s’arrête, hoche la tête, enfouit le carnet dans sa poche.

- Ça colle ! – dit-il brièvement, et il prend son manteau. – Nous pouvons y aller.

Cela peut arriver si on distribue trop d’autographes. Il n’est pas exclu que Kropf ait commencé par demander un autographe.

 

Magyarország, 28 janvier 1937.

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