Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
petite section, grande section
- Bon, alors au revoir…
- Comment ? Je croyais que vous
preniez aussi le tram.
- Oui, mais je monte devant, dans la
petite section.
- Ah bon… Alors, au revoir.
Pendant que je grimpe sur le perron, je
comptabilise mécaniquement, semi-conscient, une sorte de petite satisfaction.
L’âme en a besoin, comme le corps a besoin de la nourriture, ce sont ces
petites satisfactions qui assurent l’équilibre de la quantité d’amour-propre
nécessaire pour exister. Sigmund Freud appelle "Lust
Prinzip", principe de plaisir, cette
comptabilité double de notre âme, dans laquelle il introduit le bon et le
mauvais afin de pouvoir faire la balance à tout instant, dès que se manifeste
la question de vérification : veux-tu continuer de vivre ? Maintenant
je note ceci : j’ai beaucoup peiné, j’arrive pourtant à me maintenir, je
n’ai pas échoué au rez-de-chaussée de l’échelle sociale, même si je n’ai pas pu
grimper dans les étages élevés. Je ne possède pas de voiture, mais je possède
un abonnement correct au tramway, qui me permet de voyager là et où je le
désire, dans la section bourgeoise, où l’on ne mesure pas la distance en
toises. Ce pauvre Kropf ici, par exemple, celui-là a
moins bien réussi que moi, n’allons pas par quatre chemins, disons qu’il a bien
dégringolé ; si on n’avait pas créé ce système de petite section, il
n’aurait qu’à rentrer à pied, comme ça, il s’en tire tant bien que mal –
évidemment, on doit travailler si on veut joindre les deux bouts et subsister
dans la lutte pour la vie.
C’est sûr, il faut travailler, et aussi
quelquefois un peu bousculer, se faire un passage, jouer des coudes, comme
maintenant. Quel enfer ces trams, les wagons sont toujours aussi chargés, on
pourrait vraiment en faire circuler davantage.
Mais c’est pour ça que je suis un homme
fort, combatif. Je me suis remarquablement bien frayé un chemin, d’accord, pas
au point de trouver une place assise mais j’ai pu attraper une poignée en cuir,
ici dedans au moins on ne va pas me piétiner les talons. Dommage que cette
barrière empêche d’aller plus loin – ah oui, à partir de là c’est la petite
section.
- Décidément, on voit toujours les
mêmes…
Tiens, c’est encore Kropf.
Kropf dans la petite section. Il est assis, à deux
pas de moi, juste de l’autre côté de la barrière. Assis. Il y a une autre place
vide à côté de lui.
- Re
bonjour ! – lui lancé-je avec condescendance, avec la bonté supérieure
d’usage envers les prisonniers qu’une grille sévère sépare du citoyen de bonne
volonté libre de ses mouvements, ou envers les castes inférieures, en faisant
ostensiblement sentir que nous sommes des démocrates, nous ne nous préoccupons
pas des différences de classe.
- Elle est pleine, la voiture – remarque
Kropf.
- Oui, un peu – je lui réponds.
- Monsieur le rédacteur, la prochaine
fois prenez un ticket de petite section, ici on peut s’asseoir, il y a plus de
place.
- J’ai un abonnement.
- Ah bon… c’est dommage, il n’est pas
valable ici.
Eh non, il n’est pas valable. Ça m’énerve
tout de même. Ça m’énerve que dans la petite section, où on paye six fillérs,
que dans ces centres d’accueil, ces asiles, ces restos du cœur pour
nécessiteux, les gens soient confortablement assis, pendant que nous, citoyens contribuables
et abonnés des transports en commun, nous sommes debout et comprimés comme des
harengs ! Sommes-nous… Sommes-nous dans la jungle ?
Nous ne sommes que des ânes, nous, les
classes moyennes. Le jour où nous nous retrouvons au bas de notre classe, c’est
la fin du monde, nous avons le sentiment que tout est fini, nous nous tirons
une balle dans
D’une brusque décision je chuchote à
l’oreille de Monsieur Kropf.
- Monsieur Kropf,
prêtez-moi un jeton. Je vous le rendrai de l’autre côté.
- Tenez, voilà.
Le receveur avait tourné la tête. Je me
glisse sous le cordon noir et avec un soupir de satisfaction je m’installe confortablement
sur le siège voisin de Monsieur Kropf.
Az Est, 27 janvier 1937