Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sexe et caractÈre
Librement,
d’après Weininger[1]
- Tu es mal informée, ma chérie.
- Je ne suis pas mal informée, ma
chérie. Je le connais depuis exactement aussi longtemps que toi, ma chérie, et
tout aussi bien. Il se pourrait même qu’avec moins de partialité.
- Qu’est-ce que tu veux dire par
là ?
- Je ne veux pas dire ce que tu
penses, ma chérie. Quant à la partialité, je pourrais être tout aussi partiale
que toi. Pardonne-moi, sans vouloir te faire perdre tes illusions, mais il m’a
fait la cour à moi aussi. Et si je le dis au passé, c’est purement par tact.
- Tu veux dire qu’il te fait toujours
la cour. À toi comme à moi ?
- Écoute, ma chérie…
- Écoute, Olga, quelle que soit
l’intention qui t’a fait dire ce que tu viens de dire, ça ne change rien à mon
opinion. Quatre cas sont possibles : ou c’est vrai et tu me l’as fait
savoir par méchanceté pour me fâcher, ou c’est faux et tu me l’as dit avec la
meilleure intention du monde afin de me désillusionner, ou c’est faux et tu me
l’as dit par méchanceté afin de me tromper, ou c’est vrai, et tu me l’as dit
par bonté afin de m’inciter à la prudence. Aucun de ces cas ne m’intéresse, car
j’y vois très clair. Il se pourrait qu’il te fasse la cour, disons, aussi à
toi. En tout cas ça le caractériserait. Mais qu’y puis-je et que peut-il y
faire ? – à supposer, mais ce n’est pas certain, qu’il me plaise, cette
information ne peut pas modifier l’image qui est limpide. Eh oui, il te fait la
cour. À moi aussi. Et à toutes celles qu’il peut, le coquin. C’est un homme
comme ça. Un homme adorable, qui est irresponsable, capricieux et fantaisiste.
L’important n’est pas qu’il fasse la cour à tout le monde, mais qu’il finisse
par charmer tout le monde, car il y a quelque chose en lui… un je-ne-sais-quoi.
- Là tu vois, tu te trompes, ma
chérie. Il ne m’a pas du tout charmée. Et je vais te dire pourquoi. Simplement
parce qu’il n’est pas mon type. Il ne pourrait pas l’être, tu me connais. Je
n’ai jamais supporté en hommes les gandins, compassés et corrects. En amour ce
qu’il me faut c’est l’aventure, l’excitation et
- Un dandy ? Lui, un dandy des
pieds à la tête ? Écoute, on peut en dire beaucoup de choses, mais là tu
vas un peu loin. Alors tu es effectivement très mal informée, ma chérie. On
dirait que tu n’as même pas entendu parler du scandale avec la mère Muffler.
- J’en ai entendu parler, mais je n’en
crois pas un mot.
- Pas un mot ? Sache que tout est
vrai de A à Z. C’est bien lui qui s’est laissé monnayer par le mari, pour jouer
l’amant dans un flagrant délit… Je le vois bien dans ce rôle…
- Un gnangnan comme lui ?
Allons ! Il n’a pas suffisamment de jugeote pour ça !... Celui-là, il
n’ose pas prononcer un seul mot courageux, de peur qu’on le prenne mal… Tout ce
qui compte pour lui c’est l’apparence et la réputation…
- Quoi ? Lui ?
- Eh oui, lui. Il n’a pas le cran
d’un… d’un… Que l’honneur et les promotions.
- Ha, ha, ha ! Quel magnifique portrait ! Alors qu’il
tuerait sa propre mère pour une femme – un salaud qui ne vit que pour les
plaisirs !
- Moi je te dis que c’est un minable.
Un élégant. Un salaud.
- Un coquin, un cher, très cher
coquin.
- Un cavaleur sans scrupule.
Pouah !
- Un voleur de manteaux, un escroc, un
maquignon. Un ange.
- Tu verras que c’est moi qui aurai
raison. Il finira comme professeur d’université, ce salopard.
- Il finira à la potence, ce chéri.
Pesti Napló, 10 février 1937
[1] Otto Weininger (1880-1903). Philosophe et écrivain autrichien. En 1903 il publie Geschlecht und Character (Sexe et Caractère), ouvrage souvent dénoncé comme sexiste et antisémite.