Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sentiments, passions – qui dit mieux ?
Oui,
l’homme est un être sentimental. Et aussi passionnel. Enclin à s’échauffer de
sentiments et de passions. Mais il lui arrive d’être nerveux, ce qui peut
orienter ses sentiments et ses passions dans une direction indésirable, ou
disons (ne soyons pas trop sévères), vers des actions de valeur douteuse. Le
père dont je lis ici l’histoire, a certainement été envahi de sentiments nobles
lorsqu’il a aperçu sa fillette de sept ans sortir de la taverne où il l’avait
envoyée chercher un demi-litre de vin : il se réjouissait de l’attente du
vin et de l’enfant. Mais bientôt ses sentiments passèrent dans un emportement
contraire dès qu’il vit le visage larmoyant et les mains vides de la fillette,
et dès qu’il comprit qu’elle avait laissé tomber la bouteille, elle s’était
cassée – ce retournement des sentiments est compréhensible pour tout
psychanalyste qui a consacré sa vie à l’étude de la nature humaine. En
revanche, le profane en psychologie que je suis, serait étonné de la surprise
du psychanalyste susmentionné que le père, passé d’un sentimentalisme ondoyant
en un éclat de passion, ait attrapé sans mot dire une hache et d’une seule
frappe ait coupé la main droite fautive de la petite de sept ans, la main qui
avait lâché la bouteille de vin.
Allons, laissons là les gémissements dignes
de vieilles femmes, l’homme est, je le répète, un être de sentiments et de
passions. Les législateurs aux petits soins de la société, ayant vocation à
gérer les affaires criminelles, savent très bien cela. Ainsi l’infirmier,
probablement sous l’emprise d’une passion compréhensible, a trempé le malade
qui lui était confié dans une eau brûlante, au point que le surlendemain
celui-ci est mort de ses blessures, a bien été condamné à une amende de cent
pengoes, mais le jugement a été suspendu, comme pour dire : bon, je te
pardonne cette fois, mais ne recommence pas. Sans même parler du Tsigane qui
fut brûlé vif il y a quelques jours.
En fait, ce n’est pas l’aspect moral de
tout cela qui m’intrigue. C’est d’un point de vue politique que je trouve ces
exemples intéressants et dignes d’attention.
Oui, d’un point de vue politique, n’essayez
pas de me remettre à ma place, je sais ce que je dis. En effet, sur une partie
de la carte politique de l’Europe (une partie assez considérable) s’est créée,
puis a pris le pouvoir, une certaine tendance, ou philosophie de vie, qui s’est
donné pour objectif de puiser des actions dans les sentiments et les passions
des gens pour édifier de grands intérêts nationaux et sociaux. Dans ces pays on
choisit pour dirigeant et pour modèle à suivre un homme vivant une vie
sentimentale et passionnelle très développée, un homme dans la plénitude de ses
sentiments et de ses passions. Ce dirigeant veillera ensuite à ce que le feu
des sentiments et des passions si important pour les intérêts évoqués
ci-dessus, ne s’éteigne pas. Ces dirigeants, ordinairement des âmes d’artiste,
pleins de tempérament, tels les comédiens ou les chanteurs d’opéra, s’agitent,
tels des torches vivantes. Ils poussent les gens à fortifier et à maintenir des
sentiments et des passions, telles que l’amour de leur peuple, la promptitude
guerrière face aux dangers, la colère et la soif de venger les crimes contre la
société et la propriété privée, l’indignation face au vil égoïsme d’autres
peuples qui se manifeste en l’amour de leur peuple à eux – car il faut tout
cela pour l’emporter dans la lutte pour la vie.
Mes exemples cités plus haut sont là pour
rassurer ces politiciens qui s’angoissent sans cesse que les peuples ne
seraient pas suffisamment aguerris dans les susdits sentiments et passions, ils
se ramolliraient, deviendraient paresseux, aux moments décisifs on ne pourrait
pas compter sur leurs sentiments et leurs passions.
Tout va pour le mieux. Aussi longtemps
qu’en Europe nous trouverons en nombre des gens pour exprimer aussi vivement
leur antipathie contre le traitement négligeant de la bouteille de bon vin,
l’insolence des Tsiganes, la démence des fous, il n’y a pas à craindre un
ramollissement exagéré.
Il n’est pas nécessaire d’encourager le
peuple à plus de sentiments et de passions. Peut-être plutôt… En ce qui
concerne…
À un psychanalyste qui m’expliquait la
différence entre la conscience inférieure et la conscience supérieure, j’ai
risqué mon hypothèse que certaines personnes ont non seulement une conscience
inférieure (passions) et une conscience supérieure (sentiments), mais aussi une
intelligence.
Ne serait-il pas possible, dans l’intérêt
de cette minorité, de choisir un jour quelqu’un dans ses rangs comme meneur et idéal – non pour protéger sentiments
et passions contre l’intelligence, mais pour une fois protéger l’intelligence
contre les sentiments et les passions ?
Pesti Napló, 19 février 1937.