Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le roi de chine
(Un conte pour Pali, ou plutôt le conte de Pali)
Pali m’embête :
- Vas-y… raconte… raconte-moi une
histoire !
- Laisse-moi tranquille, mon chéri, je
ne sais pas raconter.
- Mais si, l’autre jour tu m’en as
raconté une… Vas-y… raconte-moi une histoire !
Qu’est-ce que je dois faire ? J’essaye
de temporiser.
- Qu’est-ce que tu veux que je te
raconte ?
- Ce que tu veux.
- Ce que je veux, d’accord. Je te
raconte l’histoire du cochon vert.
- Non, pas celle-là, c’est de la
triche, autre chose, ce que tu veux.
- Alors je te raconte l’histoire du
roi de Chine. Bon. Il était...
- Quoi, il était ?
- Il était une fois un roi de Chine.
Un roi de Chine extraordinaire.
Les yeux de Pali brillent.
- Et il était très riche et très
intelligent et très beau ?
J’acquiesce.
- Comme tu dis. Il était immensément
riche et terriblement intelligent.
- Et aussi très bon, n’est-ce
pas ?
- Naturellement. Il était riche, et beau,
et intelligent, et bon, seulement…
- Seulement ?
- C’est que seulement…
- Alors pourquoi il n’était pas
heureux ? Il n’avait pas encore de femme ?
- Tu as deviné ! Il n’avait pas
de femme. C’est pourquoi il était souvent triste, et un jour comme il se
promenait triste et solitaire, dans un merveilleux…
- Dans un merveilleux jardin chinois,
avec des lampions, des puits et des dragons ?
- Oui, c’est ça, je vois que tu
écoutes bien. Alors comme il se promène là, que voit-il tout à coup ?
- Une très belle princesse !
- Oui, presque… mais tu sais, c’était
justement là le problème que ce n’était pas tout à fait une princesse, mais…
- C’était la fille d’un pauvre
bûcheron ?
- Absolument ! La fille d’un
pauvre bûcheron, c’est ça ! Mais, comme elle a beaucoup plu au roi de
Chine, celui-ci décida que c’est elle qui serait sa femme, ou personne !
Pali ouvre de grands yeux…
- Et le papa et la maman du roi de
Chine ne le voulaient pas ?
- Eh non ! Évidemment ils
n’étaient pas d’accord. Un roi de Chine ne pouvait pas épouser la fille d’un
pauvre bûcheron, tu imagines ! Il n’a même pas osé leur en parler, de peur
de fâcher tout le pays contre lui.
Pali pousse un soupir.
- Oh, c’est très intéressant.
- Alors… alors… qu’a décidé le roi de
Chine amoureux ?
- Qu’il abandonnerait son
royaume ?
- Oui, c’est ce qu’il aurait aimé
faire, mais ce n’est pas aussi facile.
- Ce n’est pas permis en Chine ?
- Ce n’est pas permis.
Pali est tout excité.
- Alors il a fait semblant d’être
mort, comme si un dragon l’avait déchiqueté. Il a abandonné ses habits pleins
de sang et s’est enfui. Et quand tout le monde a cru qu’il était mort, il s’est
collé une fausse barbe, il est revenu à pied, et il s’est fait embaucher chez
le bûcheron comme apprenti, et comme ça, il a pu épouser la fille du bûcheron ?
- Mot pour mot.
- Et ils vécurent heureux et ils
eurent beaucoup d’enfants ?
- Très heureux !
Pali soupire.
- C’était une très belle histoire –
reconnaît-il avec satisfaction.
Magyarország, 11 février
1937