Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
poubelle interdite
Enfin !
Les Thomas incrédules, voire les gens de
mauvaise foi, qui rapprochent leurs têtes complices avec un sourire malin et
acerbe lorsque l’autorité déclare solennellement (qu’elle en soit louée, elle
le déclare assez souvent) vouloir mettre de l’ordre dans ce pays, rendre sa
vigueur avec une sévérité draconienne à la parole de la loi qui prescrit
fermement que le comte aussi, au cas où il risquerait de se noyer, doit être
sauvé – enfin les dubitatifs et les sarcastiques peuvent avoir honte, le
sourire tordu des soupçons malveillants peut leur geler sur les lèvres.
Enfin !
Ce matin à mon réveil j’ai trouvé ce décret
dans tous les journaux, indépendamment de leur position politique ou de leur
vision du monde.
Et ceci rédigé en mots simples et clairs,
excluant tout malentendu, dénaturation, interprétation arbitraire.
Mot prononcé, verbe décidé, pas d’arguties,
comme le prescrit la vieille règle : ta parole doit être telle et telle et
non ceci, cela, et tout ce qui échappe à cette règle descend du malin.
Ça, on ne peut pas passer outre par des
phrases creuses, contourner la légalité par démagogie. Qu’on le veuille ou non,
il convient de s’y conformer ou en tirer les conséquences.
Le matin du respect de l’Ordre et de
Cela a fait l’effet d’un coup de poing
rafraîchissant sur la table autour de laquelle la tempête fumeuse des débats
avait rendu l’air irrespirable.
Vous savez probablement à quoi je fais
allusion. Vous l’avez lu comme moi.
Le décret est sorti avec application
immédiate, décret qui stipule : « il
est interdit de fouiller à l’aube dans les poubelles déposées dans la rue ».
Une interdiction à première vue
surprenante, mais qui par la suite rafraîchit, renforce l’âme prise dans les
affres du doute.
S’il crée une situation difficile – au
moins nous savons à quoi nous en tenir dans l’avenir.
Oui, c’est interdit – vous devez en prendre
acte.
Ce ne sera pas chose facile, mais c’est
pourquoi nous sommes des êtres humains raisonnables et responsables, pour être
en mesure de consentir des sacrifices, si la crise profonde l’exige de nous.
Mon Dieu, on prend l’habitude de fouiller
un peu chaque matin dans les poubelles de la rue – une mauvaise habitude, je le
reconnais, mais qui peut devenir comme une seconde nature chez les plus faibles
caractères.
C’en est assez – moi aussi je dis que ça
suffit !
Mes concitoyens, moi compris, soyons forts.
Cessons de fouiller, sinon la consolidation tant attendue ne pourra pas venir.
Pour ma part d’ores et déjà je me promets solennellement de ne plus jamais
fouiller à l’aube dans les poubelles de la rue. Je chercherai plutôt un autre
loisir matinal, je ferai de la gymnastique ou j’apprendrai l’anglais. Et que la
police arrive, qu’elle me tape sur les doigts, si par distraction ou
accoutumance il arrive encore une fois que je mette la main à fouiller dans les
poubelles de la rue aux aurores. Promettez, vous aussi, d’être forts, animés
d’une volonté inébranlable ! Mettons nos forces en commun et
abstenons-nous de la pulsion de fouille, quels que soient le sexe, le rang et
l’appartenance confessionnelle, cela fera des miracles – unissez-vous, riches
et pauvres, petits et grands, le but est noble !
Le succès doit être au rendez-vous !
Car ce n’est qu’un début !
Dès que l’autorité constatera que se manifestent
les premiers résultats utiles de l’interdiction, elle voudra très certainement
avancer sur ce même chemin qu’elle s’était vaillamment frayée dans la direction
d’un complet épanouissement.
Encore quelques mois, six tout au plus – et
sortira le décret suivant, interdisant de fouiller dans les poubelles de la rue
à midi également !
Et ainsi de suite, les autres suivront –
une interdiction au five o’clock-tea. Ensuite la
fouille deviendra interdite pour dîner, et interdite après dîner, interdite au crépuscule,
entre chien et loup, comme disent les
Français.
Et si nous tenons bon, le temps viendra où
la conscience ressuscitée prononcera la vérité ultime pour libérer le
Monde : en général, définitivement et en tout temps il sera désormais
interdit de fouiller dans les poubelles des rues. Et alors viendra ton temps,
poubelle idéale sublimée, coffre du trousseau de la mariée du grand Mythe sacré
et inviolable que la nature bienfaitrice choie au tréfonds de notre âme.
Magyarország,
6 mai 1938