Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE LION POLTRON

 

C’est curieux, c’était pourtant un lion cultivé, néanmoins le voici dans de beaux draps. Il est vrai que la culture est un "pouvoir" à double tranchant, comme les éditeurs de livres de vulgarisation scientifique aiment qualifier la culture. Psychiquement il était complètement "analysé" et il ne souffrait d’aucun remords à cause de sa nature de prédateur antipathique : il savait très bien que ce n’était pas de sa faute, il était né avec de telles inclinations, il en repoussait la responsabilité à sa généalogie, sur une base purement raciale, et bien qu’il reconnût l’œuvre de Sigmund Freud, en secret il était un peu fier de ce que l’opinion publique considérait le déchiquetage des agneaux comme un loisir royal et il se retenait de révéler que chez lui ce n’était nullement un loisir, mais une pénible contrainte.

Il possédait un excellent vocabulaire, il savait bien que l’insecte nommé "gendarme", le pyrrhocore aptère, ne s’appelle pas comme ça parce qu’il a quelque chose à voir avec un gendarme, mais pour la simple raison que parmi les insectes il est d’un aspect relativement sévère, or dans le langage populaire on identifie facilement la sévérité aux gendarmes. Pensons aussi à l’irritation de quelqu’un qui se gendarme. L’insecte en question n’est pourtant même pas un parasite, c’est un modeste végétarien petit-bourgeois.

 

Pourtant, lorsqu’il l’aperçut dans un des coins humides de son antre, il devint plus nerveux que jamais encore, pas même avant d’avoir mené ses batailles les plus sanglantes. Si, peut-être une fois, mais pas autant : quand ce cameraman, envoyé par le studio du grand spectacle en préparation dans la jungle, l’avait molesté – ça l’avait tellement énervé qu’il avait fui au lieu de le dévorer. Et il n’avait même pas intenté un procès au studio pour publication d’images interdites, ou tout au moins pour non-paiement de cachet quand le film est sorti : « que le diable les emporte », maugréait-il, dépité, quand on le lui rappelait.

Cette fois aussi, le premier instant il s’imagina qu’il s’agissait d’un cas semblable. Le gendarme avait des yeux vitreux globuleux, et il le fixait comme on dirige un spot sur un point précis. Mais ensuite il se ressaisit. Il n’aimait pas trop ce métier, mais même dans un film on ne doit pas être aussi méchant. Il avait un abdomen trapu, une taille brillante dans sa nudité, une quantité de pattes – c’est vraiment un insecte exceptionnellement repoussant, le gendarme, j’ignore si vous en avez déjà vu, il a vraiment une apparence à vomir, on ne voit pas clairement où est sa tête et où est sa queue, même pas quand il bouge, il rampe si péniblement, il est si incertain, comme s’il ne savait pas s’il veut avancer ou reculer ou tourner sur place, dans sa honte d’être si laid – sans qu’on le touche il donne l’impression de quelqu’un sur qui on aurait marché. Non, décidément je ne proposerais pas au gendarme de se présenter à la petite annonce : « cherche jeune insecte présentant bien comme coursier », il ferait mieux de la laisser au scarabée d’or.

Or cette fois il n’osa même pas bouger, il se recroquevilla, médusé, probablement évanoui de peur, quand il vit le lion, sachant à qui il avait affaire. Il se laissa aller et attendit la mort.

Le lion rugit, se coucha sur le ventre et rampa en marche arrière. Sa crinière s’ébouriffa de dégoût et d’horreur. Il était sur le point de déjeuner, une cuisse d’antilope appétissante s’étalait devant lui sur le seuil, mais il perdit soudainement l’appétit : il se blottit dans un coin et tout son corps commença à trembler.

L’après-midi le gendarme reprit connaissance, il ne savait plus où il était et se mit péniblement à faire les cent pas. Quand le lion le vit s’approcher de lui, il aurait aimé grimper au mur – de sa gorge jaillirent des sons effarés, il miaulait et feulait comme un chaton de quelques semaines. Ce bruit arrêta une seconde le gendarme, mais constatant que personne ne le menaçait, il poursuivit sa marche.

Que dire de plus ?

Trois jours plus tard le lion abandonna son antre ancestral. Les chasseurs ne furent pas peu fiers quand ils le trouvèrent dans une fosse – ils crurent que le lion avait été victime de son imprudence. C’est un jour, bien plus tard, au zoo de Hambourg qu’il avoua à un cousin éloigné qu’il s’y était caché volontairement.

- Tu sais, a-t-il dit, je suis… nous sommes tous esclaves de notre goût. On a déjà chassé contre moi avec une lance du haut d’un cheval – j’ai déchiqueté le ventre du cheval et assommé le nègre… Comprends bien, un cheval ! Quel bel et fier animal, un adversaire digne de moi, mais un gendarme…

Et de nouveau il s’ébroua.

Il se tut aussi, morose, quand une hirondelle bavarde, sur son voyage de retour d’Afrique, posée sur le pilier de sa cage, lui rapporta : le gendarme vit toujours, il a pris ses quartiers dans son antre de naguère. Quand on lui demande comme il a pu se l’approprier, il se vante :

- C’était le foyer d’un lion qui y a renoncé volontairement, à son profit. Vous savez, ces lions – aimait-il répéter, en ricanant, en se recroquevillant à l’intérieur d’une de ses articulations dont on ne pouvait pas savoir si c’était sa tête ou son abdomen. – Et quant au cœur de lion… qu’on m’appelle Richard si moi aussi on peut me bouter aussi facilement du territoire qui m’appartient.

 

Magyarország, 29 mai 1938.

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