Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Mesdames et Messieurs, dans ma revue d’aujourd’hui je proposerai essentiellement des idées pratiques pour mes très respectés lecteurs et en général pour la société, par quelques exemples si possible évocateurs. Au demeurant, je suis d’avis que tous les exemples, images, histoires, anecdotes, blagues, métaphores – peut-être même les rimes – sont en analyse finale des conseils pratiques, des instructions utiles pour la vie – il suffit de les interpréter correctement.

 

 

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LE COLLÈGUE PETŐFI

 

J’ai relu Le Marteau du village hier soir. Quelle parodie géniale des épopées héroïques prétentieuses à la mode à son époque !

Une sorte de fierté grouille en moi.

N’a-t-il pas commencé son brillantissime parcours comme moi le mien bien plus modeste, par un « Ainsi vous écrivez » contemporain ?

 

 

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ENTRE LES LIGNES

 

MATELOTE.

Remportez, garçon, cette matelote. La prochaine fois abattez un matelot plus jeune.

PAIX MONDIALE. 

« Si vis pacem, para bellum ». « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». En d’autres termes, la paix mondiale a commencé le jour où Berthold Schwarz a inventé la poudre.

LE PRINCE DE WINDSOR.

Un roi qui s’est révolté contre son peuple.

MEA CULPA.

Comme critique j’ai toujours été faible. Ce n’est pas le mauvais qui y manquait que je cherchais dans les œuvres, mais le bien qui s’y trouvait.

LUTTE POUR LA VIE.

Ils sont deux à être responsables de la tuerie : l’assassin et la victime.

 

 

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MOI ET LA PATATE

 

J’ai lu hier qu’au temps où Francis Drake a importé la pomme de terre en Europe, on a d’abord été grandement déçu : on mangeait ses fruits âpres et durs et on jetait sa partie noble, les tubercules souterrains, nos pommes de terre.

N’y a-t-il pas une confusion semblable en ce qui me concerne, mes chers congénères ?

On ramasse diligemment mes drôleries – et ma philosophie, je peux bien aller m’en faire cuire un œuf.

 

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TÉLÉPHONE BERCEUSE

 

Il va sans dire qu’il s’agirait du contraire du réveil téléphonique, d’un médicament pour vingt fillérs meilleur pour la santé que le luminal ou le veramon. Le téléphone raconterait de jolies histoires à l’abonné, il le louangerait pour avoir bien utilisé sa journée, il l'encouragerait pour son avenir, lui ferait lecture de descriptions de voyages. Pour des insomniaques coriaces, il compterait éventuellement des moutons sautant par-dessus la clôture ou ferait lecture d’essais scientifiques. Éventuellement quelques ardents brûlots politiques.

Je remarque, puisqu’on en parle, qu’on pourrait réformer les services du réveil téléphonique également ! Chacun connaît l’importance de commencer notre quotidien dans une ambiance agréable. Mais peu de gens ont la possibilité de se bercer d’illusions, une fois réveillés le matin et pensant à leur vie gâchée ! Pour ne citer qu’un exemple : combien de pauvres n’ont même pas pu se permettre de fonder une famille ! Pour ces malheureux, le réveil téléphonique pourrait par exemple improviser une petite scène familiale : vagissements de nourrisson, hurlement d’enfants partant pour l’école, besoins d’acheter des cahiers de payer les frais de scolarité, charme de l’épouse hurlant : « tu traînes encore au lit, charogne ? Le diable t’emporte, ouste, au bureau, sinon tu vas encore être viré ! Anna, vous avez encore fait cramer le lait, faites vos paquets et foutez-moi le camp ! », Et ainsi de suite.

 

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LE MONSIEUR EN QUESTION

 

Ce coup-ci vous me direz tous : ben oui ! Je connais bien, ça m’arrive souvent aussi, j’avais honte d’en parler, je croyais que cela n’arrivait qu’à moi, imbécile, nerveux que je suis.

Il s’agit de ce que dans la rue j’aperçois au loin Monsieur X. Je me précipite vers lui, avec joie, cela fait deux ans que je ne l’ai vu, j’ai hâte de savoir ce qu’il devient. En arrivant près de lui j’aperçois que ce n’est pas lui, je l’ai confondu avec un inconnu.

Jusque-là c’est banal. Cela devient intéressant par le fait observé que dans neuf cas semblables sur dix tu peux être certain qu’en moins de quinze minutes, tu rencontreras le vrai Monsieur X.

Le cas s’est produit pour moi de si nombreuses fois que j’ai récemment décidé de mener une expérience psychologique. Lorsque j’ai aperçu Monsieur X. pour la première fois, je me suis dit : eh, eh ! Ce n’est pas encore le vrai X. (il se trouvait devant la vitrine d’un magasin.) Je vais faire le guet ! Et voilà : moins de deux minutes plus tard… c’est lui qui vient en face de moi !

- Salut, je lui crie, salut Laci !

- Excusez-moi, dit-il froidement, apparemment vous me confondez avec quelqu’un.

Zut ! L’ordre s’est inversé cette fois ! Il faut réparer cela. Et je m’approche de la vitrine – par chance il y était toujours.

- Salut Laci, je lui tape l’épaule, figure-toi, à l’instant je t’ai confondu avec quelqu’un. Si tu avais vu la figure qu’il a affichée, l’imbécile !

- Pardon, dit-il fraîchement, je suis toujours le même que vous avez interpellé tout à l’heure…

Voilà pour l’expérience !

Mais où peut être le vrai Laci ?

Serait-il possible que distrait comme je suis, ce n’était pas moi qui croyais rencontrer Laci ?

 

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ÉPELEZ !

 

Encore une suggestion concernant le téléphone. Cela pose souvent un problème qu’on ne comprend pas bien un nom, l’interlocuteur nous demande d’épeler. Nous évoquons alors toutes sortes de prénoms qui nous viennent à l’esprit. Parfois on ne les comprend pas non plus et on peut tout recommencer. (Par exemple : A comme Abélard… Comme quoi, dites-vous ?... Abélard, comme Abracadabra, B – comme bracadabra… et ainsi de suite, on peut en devenir fou.)

Il serait tellement plus simple d’utiliser des mots simples pour épeler. Le problème est qu’ils ne nous viennent pas toujours sur-le-champ à l’esprit, et cela dépend de l’humeur. Je propose ci-dessous deux alphabets pour épeler, un pour les cas de mauvaise humeur, l’autre pour l’usage des moments de bonne humeur.

 

Bonne humeur :

 

A comme  admiration, auto

B       "       bienheureux, bambino

C       "       câlin, cabaret

D       "       délices, dodo

E      "        extase, euphorie

F       "       fabuleux, frou-frou,

G      "       gaudeamus, grâce

H       "       hop-là, hectolitre

I        "       idylle, illusion

J        "       joie, juillet

K      "       kabuki, kil

L       "       lingerie, louange,

M      "       mieux, magie

N       "       nubile, nuisette

O       "       oasis, olé-olé

P       "       passions, permission

Q       "       quiétude, quenotte

R       "       rose, ris de veau,

S       "       soierie, santé

T       "       trampoline, tranquille

U       "       union, Ubu-roi

V       "       victoire, vermeil

W      "       wagon-restaurant, week-end, wouaouh

X       "       xylophone

Y       "       youpala, yacht

Z       "       zèbre zélé

 

 

 

Mauvaise humeur :

 

A comme  angoisse, affreux

B       "       beauf, bourde

C       "       connard, crade, cauchemar

D       "       drame, diluvien

E       "       enfoiré, empalé

F       "       frileux, farouche

G      "       gueule de bois, gourde

H       "       horreur, hirsute

I        "       idiot, invalide

J        "       jobard, jalousie

K      "       kafkaïen, kidnapping

L       "       laisse tomber, lubricité

M      "       mauvais, maudit

N       "       nausée, naufrage

O       "       ogresse, odieux

P       "       pyromane, propre-à-rien

Q       "       quolibet, quelconque

R       "       râleur, ronflement

S       "       saligaud, satanique

T       "       tape-à-l’œil, torture

U       "       usurier, uhlan

V       "       vénéneux, véreux, varice

W      "       wisigoth

X       "       xénophobe

Y       "       yaka

Z       "       zombie

 

D’ailleurs, comme dans l’élan d’une rhétorique bien rythmée, les termes convenables émergeront d’eux-mêmes, selon l’humeur du moment.

 

Színházi Élet, n°20, 1938.

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