Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
aprÈs avoir quittÉ la caisse[1]
Depuis mon enfance je
déchiffre avec recueillement l’avertissement sévère mais juste affiché
notamment au-dessus des guichets des gares : « Après avoir quitté la
caisse aucune réclamation ne sera prise en considération. » Cette phrase
recèle une profondeur philosophico sociale double. Premièrement, l’enseignement
à but éducatif de la sage direction pour nous encourager à tenir bon dans la
lutte pour la vie, pour être attentifs, bien présents, lorsque nous faisons
quelque chose, car la vie est sans pitié, il est impossible de réparer les
fautes commises (cf. « hic Rhodus, hic salta »[2]). Deuxièmement, un petit parapluie dans la
même direction, contre les escrocs qui abusent de la bonne foi du guichetier
jusqu’à être capables, si c’était en principe possible, de revenir au guichet
et prétendre qu’on ne leur a pas rendu suffisamment d’argent, en spéculant que
vérifier la caisse en continu est impossible. Contrairement donc au principe
juridique (« mieux vaut que cent coupables échappent plutôt que châtier un
seul innocent »), la direction choisit une position économiquement pratique :
mieux vaut ne pas rendre à des centaines de gens la monnaie qu’ils auraient
oubliée par inadvertance, que permettre à un seul coquin d’encaisser un gain
injustifié.
J’ai toujours profondément ressenti dans
les deux sens la justesse de cette position. Dans mon for intérieur je suis un
adepte des principes développés la première fois par Rousseau dans "Le
contrat social", et selon lesquels le peuple ou la communauté et le
pouvoir qui les dirige sont en réalité deux personnes morales, deux parties égales
qui conviennent entre elles librement un accord, un contrat dont naturellement
la condition fondamentale et la garantie principale résident en ce qu’il
s’impose à égalité aux deux parties.
Or le cas ci-dessous a ébranlé ma
conviction. Il m’est arrivé une aventure susceptible de la saper, et qui pose
la question : la direction respecte-t-elle elle-même ce contrat à la
lettre ? Au préalable je dois vous dire que pour ma part je l’ai tellement
pris au sérieux qu’à plusieurs reprises, lorsqu’on me rendait mal la monnaie,
je n’ai même pas tenté une réclamation – je considérais avoir été puni pour ma
distraction et j’oubliais ma perte.
Cette fois ce fut différent.
J’étais pressé pour ne pas rater mon train.
J’étais sur le point de sauter sur le marchepied du wagon, quand je m’aperçus
que la demoiselle du guichet m’avait mal rendu la monnaie.
Mais elle ne m’avait pas rendu moins. Elle
m’avait rendu plus.
J’avais payé avec un billet de cinquante
pengoes , or elle m’avait rendu sur cent pengoes . Les cinquante pengoes de différence, en plus pour moi, étaient en
moins pour elle.
J’ai aussitôt repensé à l’avertissement et
je me suis réjoui. Si aucune réclamation ne peut être prise en considération,
alors l’argent m’appartient de plein droit.
Si je m’étais contenté de cette découverte
et j’avais pris le train, j’aurais pu depuis longtemps dépenser simplement cet
argent. Mais ce maudit exhibitionnisme, ma manie de tout verbaliser !
C’était plus fort que moi, je devais trouver quelqu’un pour me vanter de ma chance !
Or qui était le mieux placé pour apprécier ma chance que justement son témoin,
la demoiselle du guichet ?
Au diable la paresse, j’ai risqué de rater
mon train et couru jusqu’à la guichetière.
- Mademoiselle ! – me suis-je
enthousiasmé, les yeux brillants, par-dessus la tête des clients dans la queue.
– Mademoiselle, vous m’avez mal rendu la monnaie…
Elle m’a coupé la parole et s’est mise à
crier à tue-tête :
- Je regrette, ça ne m’intéresse
pas ! Veuillez lire l’écriteau au-dessus de ma tête ! Après avoir quitté
la caisse… Vous n’aviez qu’à faire attention ! Je n’ai pas le temps de
m’occuper de vous, il y a des gens qui attendent !
J’ai haussé les épaules.
- Comme vous voudrez – ai-je répondu,
vexé – vous m’avez rendu cinquante pengoes
en trop, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Au revoir.
Vous auriez dû l’entendre crier après moi.
Elle haletait, suppliait, elle a même quitté son guichet, elle évoquait sa
famille, ses enfants, etc.
J’ai bien dû les lui rendre. Pas à elle, à
sa direction. À celle qui avait déclaré que dans une situation inverse elle ne
me rendrait rien.
Pesti Napló,
28 juin 1938
[1] Une nouvelle sur le même sujet, différente, mais portant le même titre, a paru en 1927.
[2] « Voici Rhodes : saute ! » Formule d'une fable d'Ésope. Un athlète vaniteux assure qu'il a fait un saut extraordinaire alors qu'il se trouvait à Rhodes, et qu'il peut en produire des témoins. Un de ses auditeurs réplique que ce n'est pas nécessaire ; il suffit qu'il refasse le saut là où il est.