Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

écouter le texte en hongrois

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la cinquantaine

Faire le modeste est ridicule,  en revanche j’ai plusieurs fois expliqué que je ne suis modeste que de ma personne ("ma modeste personne"), jamais de mes opinions ("ma modeste opinion", ce que personne n’a entendu dans ma bouche).

Il s’agit cette fois de ma personne, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi.

En effet, depuis le premier du mois en cours, plusieurs fois on m’a abordé.

- Félicitations !

- Merci, mais pourquoi ?

- Ce mois-ci tu vas avoir cinquante ans.

- C’… c’est vrai. Tu es gentil. Qui te l’a dit ?

- Tu plaisantes ! Regarde dans n’importe quel dictionnaire !

- Ah bon… D’accord, je regarderai. Mais en attendant… Tu sais que je suis contre les célébrations inutiles…

Oh pardon, je n’avais pas l’intention de t’ennuyer…

- Je sais, tu as toujours été gentil, mais il y a des gens si fougueux… c’est pour ça… il vaut mieux que cette ennuyeuse donnée lexicale reste entre nous. Après tout, nous avons tous les deux le baccalauréat derrière nous, c’est là qu’il fallait connaître ce genre de futilités.

- Comme tu voudras, je ne le répéterai pas.

C’est ainsi que, au prix de quelque dérangement, j’ai obtenu que personne n’évoque cette affaire pénible, je n’ai pas été noyé sous une montagne de lettres, aucune foule n’a barré la sortie de ma maison, il n’y a pas eu de défilé de jeunes filles en blanc, les éditoriaux ont pu se consacrer à la politique nationale et internationale, il n’y a pas eu d’édition spéciale et, à ma connaissance, on n’a pas collé d’affichettes sur les murs et les clôtures. Grâce à ma discrétion j’ai obtenu qu’il n’y ait pas d’accroc dans le courant de la diplomatie mondiale, et en ces jours difficiles je compte pour cela sur la gratitude de mes congénères.

S’il vous plaît, aucun désordre à cause de moi… Prenez place, Messieurs Dames… La danse continue.

Comme je disais donc, je suis fier que personne ne soit au courant, ça me fait plaisir.

Je n’ai eu qu’un seul petit désagrément, et même là il s’est avéré qu’il s’agissait d’un malentendu.

Effectivement…

Mais cela demande une explication. Il y a au moins dix ans on évoquait autour de moi à quel point j’étais un mauvais homme d’affaires, je n’irais jamais loin financièrement. Car je ne pouvais pas même imaginer comment on pourrait habilement utiliser son métier pour réussir, comme de nombreux écrivains l’ont fait, qui savaient faire fructifier leur popularité. (À cette époque j’étais populaire – je vous en prie, merci, je sais que c’est différent.)

- Si, si, bien sûr que je peux l’imaginer, disais-je étourdiment. – Mais j’ai encore le temps. Quand j’aurai cinquante ans. Mes plans sont prêts, écoutez, dites-moi ce que vous en pensez ! J’ai élaboré un plan d’action grâce auquel je serai millionnaire à cinquante-deux ans. La chose est très simple. D’après mon calcul on peut estimer à un million le nombre de ceux qui ont lu et retenu ne serait-ce qu’un mot ou une phrase de ce que j’ai écrit. Je répète, c’était alors. Or, ces personnes ont suffisamment de confiance en moi pour que je m’adresse à elles : « Monsieur, je suis untel comme vous savez – me prêteriez-vous un pengoes pour deux années ? » Ce à quoi la personne sourit. « Mais bien sûr, très volontiers ! » - répondent un million de personnes, elles fouillent un peu dans leur poche, elles me tendent poliment la pièce accompagnée d’un « je vous en prie, cher Maître ». Sur quoi je dis : « Mais seulement si j’ai un autographe de vous, en échange de ma reconnaissance de dette, sinon je ne peux pas l’accepter ». Ce million de personnes se sentent flattées et me tendent fièrement leur autographe avec leur adresse. Alors moi j’empoche le million de pengoes, dont, comme chacun sait, c’est un jeu d’enfant de faire deux millions en deux ans. Alors, je règle confortablement mes dettes avec un million, et je garde l’autre million.

Voilà…

Hier matin dans la rue une gentille vieille dame à laquelle je payais avec une pièce d’un pengoe, m’a rendu sur deux pengoes. Je m’en suis aperçu au coin de la rue. Je me suis dit : tiens, j’ai cinquante ans et la petite dame se souvient de mon plan ! Mon affaire commence à prendre ! J’ai vite rebroussé chemin et tendu une feuille à la dame en disant :

- Madame, écrivez vite ici votre…

- Je ne sais pas écrire – a-t-elle répondu.

- Alors au moins acceptez le bon que je vous remets…

Elle m’a rendu la feuille.

- Je ne sais pas lire.

 

Magyarország, 29 juin 1938

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