Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la vie de cini
Pourquoi tourner
autour du pot, la chose est devenue une très mauvaise habitude chez nous à
Cela n’empêche que c’était Cini, et au
demeurant chacun sait que l’orgueil maternel ne connaît pas de limites.
Oui, seulement, chez certaines mères cet
orgueil se retourne contre elles, dans certains cas.
Dès le début je n’ai pas beaucoup aimé
cette formulation :
- Je te jure sur la vie de Cini !
C’est Madame qui déclara cela, les yeux
étincelants, alors que personne ne la forçait à prêter serment dans l’affaire.
L’affaire avait par hasard une certaine importance, et le fait de jurer a
naturellement dissipé les doutes à juste titre.
Le problème commença quand la formulation
revint sur le tapis également dans des affaires de moindre importance. Ceci
bientôt non seulement devant l’étroit plénum familial, mais aussi en présence
d’amis et de ses amies.
- Quoi ? – Sursautait Madame
devant des invités. – Que mon île flottante ne respecte pas la recette ?
Je jure sur la vie de Cini que j’ai cassé neuf œufs dedans !
À l’époque j’ai tenté d’élever la voix
fermement et vigoureusement contre ce genre d’exagération, et Madame m’a
d’ailleurs promis d’exclure désormais la vie de Cini du dictionnaire de ses
argumentations.
Mais il était trop tard.
La vie de Cini est devenue tournure
courante chez nos connaissances.
Un jour j’entends depuis la table du
bridge, dans la bouche d’un monsieur, extérieur à la famille, juste un
"passant" :
- Je jure sur la vie de Cini qu’il y
avait quatre piques !
- Allons, voyons ! – lui ai-je
murmuré, plein de reproches dans la voix.
Ceci a provoqué une liesse générale, mais
ça n’a pas empêché le virus de se répandre. La vie de Cini s’est bientôt mise à
jouer le rôle de la barbe du prophète sur laquelle jurent tous les bons
musulmans. Des hommes ayant porté les armes se mettaient à remplacer le fier
"je jure sur mon épée !" (ou sur mon panache ! comme Cyrano)
par la vie de Cini.
L’autre jour dans le tram j’entends
discuter deux dames inconnues.
- Eh bien, moi je réponds qu’il n’y a
rien eu entre eux ! – dit la première.
- Arrête tes bobards, comment sais-tu
cela ? Il n’y a pas de fumée sans feu…
- Comment ? Je le jure sur la vie
de Cini…
Trop c’est trop. Je suis intervenu.
- Pardonnez-moi, Mesdames, savez-vous
qui est ce Cini ?
La prêteuse de serment haussa les épaules.
- Nous l’ignorons. Mais c’est comme ça
qu’on dit.
Il était temps d’y mettre un terme, avant que
l’expression n’entre officiellement dans les usages. Ce matin j’ai convoqué mon
fils au rapport.
- Ferenc – lui ai-je dit avec sérieux.
– Tu sais que ton petit nom d’enfant est passé en un dicton gênant, voire
pénible. Il convient d’y remédier, au nom de l’honneur de notre famille.
Ferenc haussa les épaules.
- Je ne suis au courant de rien –
répondit-il. – Il doit y avoir une erreur. Pour ma part je n’ai jamais entendu
nulle part que quelqu’un prenne le nom de la famille sur les lèvres à la légère
ou irrespectueusement. Si je l’entends, c’est à moi que la personne aura
affaire. Je te le jure sur la vie de Cini.
Magyarország,
20 juillet 1938