Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Dictionnaire
Je tourne
les pages d’un magnifique dictionnaire ces temps-ci, c’est le bon vieux
Mr. Fagen qui me l’a recommandé. Il s’intitule
"A new method learning English", son auteur s’appelle
Mr. West. Il est destiné à l’usage de non natifs anglophones, il ne
s’agit donc pas d’un dictionnaire philologique ou encyclopédique. Mais il est
écrit en anglais de A à Z, sans aucun mot étranger. Dès la préface l’auteur
explique sa conception. Dans cette langue des plus riches, il
a sélectionné 1490 mots, ni plus ni moins, et il prétend qu’à
l’aide de ces mots il est possible de circonscrire tous les autres termes, tout le trésor de la langue anglaise, de
façon à expliquer le sens avec suffisamment de profondeur. Selon son hypothèse
tous les débutants connaissent ou peuvent apprendre un millier et demi moins
dix expressions anglaises des plus ordinaires, les autres dizaines de milliers
de mots ne sont que composés de ces éléments, comme dans chaque langue, les
plus évoluées comme les plus primitives, car les langues constituent un système
fermé de la réflexion humaine, tel le tableau de Mendeleïev. Dans ses éléments
aucune langue n’est plus riche que l’autre, c’est seulement dans ses composés
organiques, que les patrimoines linguistiques civilisés communiquent dans des
formules, à la manière de la chimie. Lui, il démantèle ces formules.
Il suffit d’un peu d’exercice et de
discipline pour ressentir le plus grand plaisir à propos des définitions du
brave Monsieur West. Ces définitions sont idéalement classiques, autant de
mises en pratique régulières et mathématiques du principe du "ni plus ni
moins", un modèle du respect anglais de la réalité, toujours sérieux,
toujours acéré, en même temps toujours sobre et souple. Même en tant que jeu de
société il est assez amusant d’essayer
de deviner de quelle manière l’auteur circonscrira les notions un peu ardues.
Ou inversement, à la vue d’une circonlocution particulièrement bien trouvée,
comme épreuve inverse, essayer de trouver le mot auquel elle se rapporte. Hier
j’ai assailli toute ma maisonnée, y compris le personnel féminin ne possédant
pas la moindre expérience logique, avec des devinettes de ce genre :
- Une lame à bords dentelés pour
découper des arbres – qu’est-ce que c’est ?
- Une scie, crièrent-elles en chœur
sans hésiter, de même que mon lecteur.
Oui, c’est une scie, en anglais saw, mais
seulement pour faire court, nous l’utilisons tel un insigne, face aux peuples sauvages qui certainement la nomme très
respectueusement lame dentelée, comme ils nomment trois : unplusunplusun.
Ce dictionnaire ne fait pas beaucoup de
chichis, de sélections et de distinctions, il nomme les choses par leur nom, à
la façon que la convention humaine
plus fiable que toute loi écrite le sent et le sait, partout au monde. D’après
ce dictionnaire l’affection est une
amitié altruiste, l’amour une
attirance colorée de désirs. La politique
est une tentative de gouverner un pays, la philosophie est d’une part la recherche des causes finales, d’autre
part une conception sereine, dépassionnée, la vie est la durée entre la naissance et la mort, la mort un état sans vie. La différence
qu’il voit entre patriotisme et chauvinisme est que le chauviniste n’aime pas la patrie d’autrui.
Je pourrais multiplier les exemples. Après
l’avoir feuilleté, on le repose comme si on avait lu entièrement un ouvrage philosophique. Toutes les trois cent vingt-cinq pages.
L’autre jour, l’ayant d’abord comparé à un dictionnaire d’entomologie,
quasiment ouvrage de référence, à titre d’expérience, je l’ai comparé à des
gros dictionnaires à plusieurs tomes – à ma grande surprise, ce dictionnaire de
West est le seul à donner des éclaircissements sur tout un tas d’entrées.
Comment est-ce possible ? Eh bien, cet auteur travaillait pour des gens
cultivés ordinaires ; en se prenant pour référence il pressentait
précisément ce que les gens comme nous ignorent généralement, et tout ce qui
est superflu, car nous le savons ou nous le devinons
par nos connaissances. C’est ainsi que ce petit ouvrage est devenu un outil
simple, utilisable même comme lexique, sans même parler des six mille
expressions idiomatiques ou anglicismes, savoureux produits secondaires de bon
goût de cette source de vocabulaire. Ces expressions particulières, dictons et
"bons mots" sont manifestement entrés dans le livre sans ordre et
sans méthode, parce que, par libre association d’idées, ils sont venus à
l’esprit de l’auteur. Par exemple, au mot "club" qui signifie avant
tout un gourdin, et seulement en second lieu un cercle social, il a pensé au
"clubfoot", ce à quoi moi aussi j’aurais
pensé si, à l’entrée gourdin, en
dégustant des synonymes, je m’étais arrêté à "affranche"[1] et je me disais :
"bancroche". Il n’a pas passé son temps à comparer et décortiquer
méticuleusement (« to peruse ») des
dictionnaires et ouvrages de philologie. Il a fait confiance à ce magnifique
petit instrument que nous, congénères pourvus de logique et d’imagination,
portons dans notre cerveau et que nous utilisons au mieux si nous ne tendons
pas convulsivement notre cervelle et nous ne la surchargeons pas de
"théories", mais nous la laissons pulser et tictaquer à l’aise, à sa
guise, tout comme notre cœur et les artères qui en sortent, et qui, à leur
rythme naturel, assurent une bonne régulation du travail de notre cerveau. Le
livre de Monsieur West justifie formidablement pour moi que je suis une bonne
voie dans ma conception de ma Nouvelle Encyclopédie, quand (contrairement aux
anciennes) je tente de guider les penseurs et les chercheurs sur la route des
"libres associations d’idées" : c’est au bord de cette route que
nous trouverons les maillons encore manquants et inconnus de la vérité complète,
ils traînent là quelque part, des milliers de chercheurs sont passés à côté
sans les apercevoir, car ils grinçaient
des dents et fronçaient les sourcils, ils essayaient de se frayer des
culs-de-sac "pionniers" dans des jungles et des murs rocheux :
le flanc de montagne est semé de ce genre de trous et cavernes d’ermites.
L’indication sur cette route ne dit pas : « ce que je veux savoir sur
cette chose », mais : « ce qui de cette chose me vient tout seul
à l’esprit », non dans la direction d’un "but" obstinément imaginé,
contre vents et marées, à fer et à sang, mais en sifflotant gaiement et en
profitant pleinement de la vue du riche paysage alentour. J’ai toujours
davantage fait confiance à ceux qui cherchent un objet perdu partout dans la pièce, plutôt qu’à ceux
qui se tiennent obstinément à « il doit se trouver là dans ce
tiroir », oubliant que même si l’objet doit théoriquement se trouver dans
le tiroir, quelqu’un aurait pu l’en sortir et le poser en haut sur l’armoire ou
ici sous mon nez sur la table.
Le livre de Monsieur West qui ne contient
pas un seul mot écrit dans une autre langue que l’anglais, je l’ai reposé avec
le sentiment rafraîchissant que cela fait parfois du bien de lire en hongrois.
En effet, l’entrée « hongrois » ne se contente pas de distinguer cette
langue des autres. Dans notre usage ingénieux, quand nous nous exprimons en hongrois, nous utilisons bien sûr des
termes de notre langue mais, en plus, ceci de façon claire, raisonnable,
humaine.
Pesti Napló, 10 juillet1938.