Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
rÊve
et rÉalitÉ
Nous nous habituons à certains termes autour d’une conception,
puis nous n’arrivons plus à nous en libérer. En politique ou dans les sciences
il faut souvent attendre des siècles pour que quelqu’un déchire violemment un
cercle conceptuel faussement ficelé ou un mot mal appliqué, mais cette inertie
de l’enracinement est fréquente même dans l’usage quotidien, ce qui peut être
mis au compte de l’euphémisme poétique populaire dans le belles-lettrisme. Si
par exemple nous prononçons le mot « rêve », notre état d’âme
s’éveille mécaniquement sur un travail psychique contraire à la réalité et aux
intérêts pratiques. C’est beau comme un rêve, disons-nous avec enthousiasme,
autrement dit plus beau que la vile réalité, c’est "la copie céleste"
idéalisée, spiritualisée, de la réalité, c’est presque la perfection céleste,
paradisiaque. L’enfant, le poète, la vierge bourgeonnante, qui ne connaissent
pas encore la vie, vivent dans un "monde onirique". « Même sur
des pois je ferai de beaux rêves », dit le Michel-Ange de Madách[1]. Si quelqu’un est vantard et raconte
toutes les choses merveilleuses et magnifiques qui lui sont arrivées, l’homme
budapestois l’ayant écouté avec ironie l’interrompt et dit : « Et
puis tu t’es réveillé, n’est-ce pas ? » - autrement dit le vantard n’aurait
fait que rêver tout cela, puisqu’une telle succession de bonheurs n’existe pas
dans la réalité.
L’analyse de Freud a éclairé ce paysage
ossianique d’un peu de lumière, mais sans disperser définitivement le
brouillard. En tout cas il a attiré l’attention sur le fait que seule une
moitié du travail de rêve embellit et idéalise les souvenirs de la vie et les
espoirs du désir, ce qu’on appelle "Wunschtraum".
L’autre sorte de rêve, le rêve angoissé dont on se réveille en gémissant ou en
poussant des cris, pèse sur notre moral et l’oppresse d’horreurs par rapport
auxquelles les souffrances de la réalité paraissent naines. Il peut arriver
qu’un condamné à mort remercie le bourreau avec gratitude et un soupir de
soulagement de l’avoir réveillé avec tact pour le conduire à l’exécution, parce
qu’il a interrompu son cauchemar terrifiant.
Les deux approches, la synthétique et
l’analytique, la littéraire et la scientifique,
du point de vue de mon usage privé sont contaminées par la source
d’erreurs qu’elles sont fondées sur une "méthode intuitive", l’une
est trop esthétique, l’autre trop abstraite, l’enseignement est sans vie,
schématique, généralisant. Pour une réponse sincère je ne peux une fois de plus
qu’interroger mon expérience personnelle, en oubliant tout ce que j’ai appris
et lu sur le rêve et la réalité, comme si je prononçais ces deux mots pour la
première fois.
Rêve et réalité.
Eh bien, tout d’abord, quant au rêve, je ne
comprends pas où va chercher le poète et surtout le plasticien (ou l’auteur
dramatique) qu’il est un monde plus coloré et plus brillant. Je me remémore mes
rêves depuis l’âge de cinq ans et je peux affirmer qu’en matière d’éclairage
ils restent très loin derrière l’état de veille, ce qui est naturel puisqu’on
rêve dans le sommeil et on dort dans la pénombre, derrière le rideau baissé de
nos paupières. Même les plus beaux de mes rêves sont mal exposés, dans un
milieu gluant, souillé et trouble, des prises de vues sous la mer, ou plutôt
dans le sol retourné, mais en petite profondeur sous le miroir de la surface.
J’ai effectivement eu de beaux rêves, mais il convient d’en retirer les rêves
érotiques et les mettre à part, car on peut les soupçonner d’être une
projection d’un état plutôt physique que psychique sur l’écran de
l’imagination. Ce qui reste : quelques images mobiles plaisantes, de bonne
ambiance, mais leurs caractères particuliers, plus heureux que la réalité,
provient plutôt d’une disposition d’esprit, d’un arrière-plan musical, qui peut
venir "de l’extérieur", d’un autre monde d’au-delà de la vie,
seulement dans la mesure où la musique aussi est une sensation extraterrestre
pour l’âme, qu’elle pénètre en moi en rêve ou éveillé. Ce sont les graphistes
anglais et les maîtres de l’aquarelle qui ont le mieux approché ce monde auquel
je pense et qui est le romantisme précoce du début du siècle dernier. Ces rêves
appelés divins sont pleinement et sans défauts circonscrits et représentés par
des poètes anglais, français et allemands depuis Walter Scott jusqu’aux
préraphaélites et l’art des illustrateurs florissant au siècle dernier.
(L’exemple le plus caractéristique de ce genre est "Traumbilder"
de Heine.)
Maintenant, si je cherche des souvenirs
subjectifs dans cette direction, par où vais-je trouver le monde merveilleux
des désirs emphatiques et des imaginations explorant l’infini, je trouve qu’ils
ont tous germé d’un état d’âme diurne, éveillé, j’oserais presque dire :
de l’inspiration d’une conscience plus
éveillée que la normale. Freud aussi a recherché leur importance : il
les appelle "rêves éveillés", mais sans souligner suffisamment la
différence de contenu entre les deux, justement du point de vue de la force
imaginative. Pour lui, seul compte la différence pas même de degré mais qualitative entre la
"conscience supérieure" et la "conscience inférieure", une
ligne frontière, un "seuil", et il parvient au résultat que notre vie
instinctive caractérise davantage, de façon plus décisive, notre personnalité,
que la surface maritime agitée sous le soleil de la raison et de
l’intelligence, de notre imagination. Toute ma vie n’a pas suffi pour m’en
convaincre. Au contraire, la reconnaissance de la probabilité selon laquelle le
soleil de l’état de veille embaume fortement non seulement la surface mais, par
sa puissance lumineuse, il illumine aussi les profondeurs davantage que lorsque
nous nous immergeons pour regarder le paysage des algues et des coraux, cette
reconnaissance monte en moi. Il me semble que dans ma propre âme éveillée j’ai
découvert et trouvé plus souvent et plus intensivement les "profondeurs
mystérieuses" , que dans mes rêves.
En revanche…
Récemment, depuis quelques mois, j’observe
mes rêves, et ce qui me vient spontanément, sans me forcer, à l’esprit (le fait
de forcer rétroactivement les souvenirs de rêves les falsifie), je les ai notés de temps à autre.
Eh bien, dans ces notes, je ne trouve nulle
part des éléments qui feraient allusion à mon destin germé dans quelque mystère
de ma nature, ou à des tenants et aboutissants de toute ma vie. Nous savons déjà, et j’en suis moi-même témoin, que
quatre-vingt-dix pour cent du contenu de nos rêves concernent les événements de
la veille. De surcroît, de façon pas
plus compliquée et moins "symbolique" que nous avons tendance à le
croire (ce symbolisme est plutôt le langage de la sexualité latente), mais
ostensiblement avec une précision minutieuse, sur une base pratique.
Voici quelques notes d’une période de ma
vie où mon destin physique et psychique (mes moyens d’existence et mes
ambitions) traversait des crises orageuses, tout dansait sur le fil du rasoir,
j’étais plein de visions dramatiques et lyriques concernant mon présent et
celui du genre humain : c’était une véritable période de Visions.
Pendant ce temps je faisais ce genre de
rêves :
Je réussis à rajuster la pièce inférieure de
mon rasoir mécanique à la pièce supérieure, ce qui me réjouit parce que le
desserrement de la vis me fâche depuis plusieurs jours.
Je retrouve le morceau de savon qui le
matin a glissé sous la baignoire.
Je rencontre le directeur X. Il affiche
encore une tête vexée, mais j’arrive à lui expliquer qu’il s’agissait d’un
malentendu : je comptais aller le saluer, mais le garçon a mis longtemps
pour calculer ma note et quand il a terminé, lui, il était parti. Le directeur
s’adoucit et veut bien reparler de la traduction de la pièce.
Mon tailleur arrive et m’apprend qu’il
s’est rendu compte que l’épaule gauche de mon veston en fil-à-fil est plus
basse que la droite, il l’embarque pour procéder à la réparation.
On me téléphone avec insistance pour que je
livre l’article avant demain matin, sinon je loupe le numéro du dimanche. Je
décide d’écrire quelque chose sur les rêves, sur ce monde plus beau dans lequel
nous oublions la réalité : les "tracasseries bureaucratiques"
comme dit Hamlet, et le "babillage des femmes" comme j’ai coutume de
dire.
Pesti Napló, 31 juillet1938.
[1] Citation du 12e
tableau de La Tragédie de l’homme,
mais Karinthy fait erreur, c’est Platon qui fait cette déclaration dans le Phalanstère.